1La notion de dialecte est
un concept central dans la tradition berbérisante. Elle n’a,
évidemment, dans la pratique des linguistes aucune des connotations
péjoratives qui la caractérisent dans l’usage courant. Dialecte signifie simplement « variante régionale » de la langue.
2Très
tôt en effet, la recherche berbérisante occidentale a reconnu dans la
très grande variété des formes rencontrées les réalisations d’une même
langue. C’est avec André Basset que cette conception trouvera sa
formulation la plus complète : la langue berbère, réalité purement linguistique, se réalise sous la forme d’un certain nombre de dialectes régionaux, qui eux-mêmes s’éparpillent en une multitude de parlers locaux.
Seul le parler présente une homogénéité linguistique quasi parfaite et
est donc susceptible d’une description-définition interne (linguistique)
précise. Il correspond normalement à l’usage d’une unité sociologique
élémentaire, village ou tribu. Le dialecte, lui, peut présenter des
variations linguistiques parfois considérables, notamment lorsqu’il a
une certaine extension géographique (domaine chleuh, touareg, tamazight
du Maroc central, kabyle...). Il est de ce fait très difficile à
enserrer dans une description linguistique homogène : même dans des
zones d’extension relativement faible comme la Kabylie, les parlers
situés dans les parties extrêmes opposées de la région peuvent connaître
des divergences importantes, de nature structurale même. Pourtant le
dialecte existe bien, mais d’abord comme réalité sociolinguistique,
fondée sur :
- la pratique réelle d’une intercompréhension, avec
comme retombée fréquente l’existence d’un patrimoine littéraire commun
(Cf. notamment Roux 1928 et Galand-Pernet 1967) ;
- la
conscience collective d’une intercompréhension immédiate, qui se traduit
par l’existence d’une appellation spécifique du dialecte (kabyle,
chleuh...).
3Bien
sûr, ces paramètres de nature sociolinguistique ne sont pas toujours
d’une netteté absolue, surtout aux franges : l’intercompréhension
est une notion relative et, entre deux parlers éloignés d’un même
dialecte, elle peut parfois être problématique. De plus, on ne doit pas
oublier que les ensembles géo-linguistiques que forment les dialectes
berbères actuels sont le résultat d’un processus historique de
fragmentation d’une berbérophonie qui formait autrefois un continuum sur
toute l’Afrique du nord et le Sahara. Dans ces ensembles résultants,
peuvent être associés des parlers assez divergents, qui en fait, au plan
strictement linguistique, appartenaient plutôt à d’autres
sous-ensembles de la langue berbère ; tel paraît être le cas de
certains parlers du nord-est du Maroc central (Ayt Warayn...), plus
proches du rifain que de la tamazight, ou de certains parlers de
l’extrême Petite Kabylie qui présentent souvent plus de convergences
avec le chaouia de l’Aurès qu’avec le kabyle de Grande Kabylie.
4Cette
vision unitaire où les réalisations régionales ne sont considérées que
comme des variantes dialectales d’une même langue est affirmée bien
avant la colonisation : les premières explorations linguistiques,
comme celle de Venture de Paradis (menée en 1787-88 et publiée en 1838),
reconnaissaient déjà le chleuh du Maroc et le kabyle comme dialectes
d’une même langue, au point que ce précurseur élabore un dictionnaire où
les matériaux provenant des deux dialectes sont mêlés sans aucune
distinction. Pour la berbérologie française, jusqu’au travaux les plus
récents de Lionel Galand (1985), cette thèse n’a jamais fait l’objet de
contestation.
5C’est
que, malgré la dispersion géographique, malgré l’absence de pôle de
normalisation et en dépit de la faiblesse des échanges, les données
structurales fondamentales restent les mêmes partout : le degré
d’unité (notamment grammaticale) des parlers berbères est tout à fait
étonnant eu égard aux distances et vicissitudes historiques. Les
divergences sont presque toujours superficielles et ne permettent pas
d’établir une distinction tranchée entre les dialectes : la plupart
des critères de différenciation – qu’ils soient phonologiques ou
grammaticaux – se distribuent de manière entrecroisée à travers les
dialectes. La classification (linguistique) des dialectes berbères est
de ce fait un véritable casse-tête pour les berbérisants et les
tentatives les plus récentes, qui font appel à des grilles de paramètres
très sophistiquées, aboutissent pratiquement à un simple classement
géographique (par ex. : Willms 1980).
6En
fait, seul le touareg et les parlers les plus périphériques (Libye,
Egypte et Mauritanie) présentent un ensemble de caractéristiques
linguistiques spécifiques qui pourraient éventuellement justifier qu’on
les considère comme des systèmes autonomes, et donc comme des
« langues » particulières. Encore qu’il s’agisse là aussi,
presque toujours, plus de modalités particulières de réalisation que de
véritables différences structurales.
7Pourtant,
plusieurs auteurs, et non des moindres (Galand 1985, 1990 ; suivi
par A. Leguil), parlent, depuis quelques années, des langues berbères (au pluriel). Cette pratique était déjà bien attestée dans les travaux de langue anglaise (Berber languages ; cf.
Applegate, 1970) ainsi qu’en allemand et en russe (cf. Aïkhen-vald).
Mais, dans les langues autres que le français, cet usage n’est pas
nécessairement significatif dans la mesure où elles ne disposent
généralement pas d’une terminologie aussi différenciée et aussi
hiérarchisée que celle du français (langue, dialecte, parler, idiome,
patois...). Les termes comme Language (en anglais) ou Sprache (en allemand) sont nettement plus indéterminés et socialement moins connotés que le mot langue en français. En revanche, en français, l’innovation – car c’en est une – qui consiste à employer la terminologie de langues berbères est
lourde de sens. Innovation est d’ailleurs un terme faible : il
s’agit en fait d’une volonté de rupture. Car, comme on l’a vu, pour la
tradition berbérisante de langue française, et ceci bien avant René et
André Basset qui en sont les figures les plus éminentes, la langue berbère est une et chaque dialecte n ‘en est qu’une variante régionale.
8Y
aurait-il néanmoins des arguments linguistiques, ignorés ou minimisés
dans les périodes anciennes de la recherche berbérisante qui, maintenant
s’imposeraient à l’observateur scientifique et inciteraient à admettre
l’existence de « plusieurs langues berbères » ? Les
progrès (réels) de la linguistique berbère depuis une trentaine d’années
permettent-ils de révoquer nettement la conception unitaire
antérieure ? – Pas que l’on sache. Au contraire, tous les travaux
récents confirment les constats et enseignements classiques de la
berbérologie française :
- l’enchevêtrement trans-dialectal infini des isoglosses ;
- la variabilité intra-dialectale très grande, même sur les points les plus centraux de la structure linguistique.
9Traits
caractéristiques qui interdisent de considérer, sur des bases
strictement linguistiques, le berbère de telle ou telle région comme
« langue » particulière.
10Sur
le plan strictement linguistique, la conception unitaire de la langue
berbère reste intégralement valable et solidement fondée. Il n’y a
jamais, à l’intérieur de l’ensemble berbère, de faisceaux d’isoglosses
nets qui permettraient de fixer des frontières étanches entre les
différentes variétés et donc de définir, sur des bases proprement
linguistiques, des sous-ensembles homogènes qui pourraient être
considérés comme des « langues à part ». Nous sommes, de façon
bien connue en dialectologie, dans un monde de l’enchevêtrement et de la transition douce. Aucun
fait structural marquant du kabyle n’est exclusivement kabyle ;
aucune tendance lourde de la tachelhit n’est absolument inconnue dans
les autres régions berbères et vice versa.
11Si l’approche pluralisante (langues berbères) n’a
pas de bases linguistiques probantes, c’est évidemment qu’elle se situe
sur un autre plan : celui de la sociolinguistique. Et là, le débat
est complexe et les appréciations peuvent diverger totalement – ce qui
veut dire qu’elles sont largement subjectives et/ou idéologiques.
12On
doit d’emblée négliger le critère, classique mais nettement
insuffisant, de l’intercompréhension. On sait depuis longtemps que
l’intercompréhension n’est pas une donnée en soi, une grandeur
binaire : elle se construit en fonction des échanges communicatifs
et de la consciences collective ; elle est donc toujours relative
et difficile à mesurer une fois pour toute. La densification récente des
contacts entre berbérophones de dialectes différents, à travers la
chanson et la radio, a suffi a changer sensiblement les données dans
bien des cas.
13Deux types principaux de considérations peuvent alors être pris en compte :
a
– Les données de la conscience collective ; les berbérophones se
perçoivent-ils comme un ensemble unique ou comme des groupes humains
segmentés et indépendants les uns des autres ? Y a-t-il une
conscience « berbère » ou simplement une conscience
« kabyle », « chleuh » etc. ?
b – Les
données géo-politiques objectives ; les berbérophones (ou la
majorité d’entre eux) sont-ils intégrés dans un cadre étatique unique,
ou, à tout le moins, dans un ensemble géo-politique suffisamment
homogène pour que leur évolution et le devenir de leur langue soient
communs ou convergents ?
14Les
deux interrogations exigent une réponse prudente et nuancée. Dans
l’état politique et culturel actuel des sociétés concernées, il y aurait
une certaine imprudence à répondre de manière définitive à de telles
questions.
15La
conscience collective est une donnée fluide, en évolution permanente,
qui se construit dans l’Histoire. Il serait présomptueux de prétendre
dire ce que pensent, majoritairement, les Berbères de leur identité et
de sa configuration. Certes, dans la culture traditionnelle, il n’y a
pas de conscience très claire d’une unité « pan-berbère ».
Mais la culture traditionnelle n’est plus, depuis bien longtemps, la
seule source de référence idéologique des berbérophones. Les horizons se
sont élargis et les groupes berbères sont désormais des sociétés
« politiques », immergées dans le monde moderne.
16Quant
aux données géo-politiques, elles sont apparemment plus claires. La
berbérophonie est répartie dans des Etats distincts (Algérie, Maroc,
Niger, Mali...), à régimes politiques souvent très différents
(république, monarchie), avec une insertion régionale ou mondiale
divergente (Maghreb « arabe » pour l’Algérie et le
Maroc/Afrique de l’Ouest et orbite française pour le Niger et le Mali)
et des situations socio-culturelles et économiques diversifiées. On
pourrait donc légitimement admettre que les diverses réalités
berbérophones sont intégrées dans des dynamiques autonomes et
divergentes. Et donc, qu’à termes, il se constituera autant de
« langues berbères » (au sens de normes instituées) qu’il y a
de contextes géo-politiques. C’est ce qui semble se dessiner au Niger et
au Mali avec l’institutionnalisation du touareg auquel est reconnu le
statut de « langue nationale ».
17Même si l’hypothèse est forte, cela n’en reste pas moins une hypothèse ; car en cette fin de xxe
siècle, l’évolution du monde a réservé suffisamment de surprises et de
recompositions inattendues pour que l’on ne puisse avoir aucune
véritable certitude en la matière. Qui sait ce que sera l’avenir du
Maroc et de l’Algérie, du Maghreb dans son ensemble, de la zone
touarègue tout particulièrement ? Tous ces pays sont traversés par
des turbulences graves, des crises politiques, sociales et économiques
de grande ampleur. L’incertitude sur l’avenir de toute la région est
totale. Qui pourra jurer qu’un Etat touareg est désormais
inconcevable ? Qui pourra affirmer qu’un Maghreb
« maghrébin » – donc largement berbère – ne succédera pas au
mythe du Maghreb « arabe »... Il semble assez imprudent de se
fonder sur les frontières et découpages actuels, sur les données
géo-politiques du moment pour prédire l’avenir et figer un devenir qui
est encore entre les mains des populations concernées.
18En
définitive, aucun argument décisif pour rompre avec la vision classique
unitaire de la langue berbère ne s’impose, ni du point de vue de la
sociolinguistique, ni à celui de la linguistique. Mieux vaut donc rester
fidèle à la tradition berbérisante et continuer à parler de la « langue berbère », de ses « dialectes » et de ses « parlers ». Et
sur ce point, la vision classique française rejoint celle de la
tradition arabe qui a toujours perçu et présenté les Berbères, malgré
leur segmentation tribale extraordinairement complexe, comme un seul
peuple, comme une nation unique et qui continue de parler elle aussi
d’une (seule) langue berbère.