Navigation – Plan du site
15 | Daphnitae – Djado - Gabriel Camps (dir.)
D42

Dialecte

S. Chaker
p. 2291-2295

Entrées d’index

Mots clés :

Linguistique
Haut de page

Texte intégral

Langue/Dialecte/Parler

1La notion de dialecte est un concept central dans la tradition berbérisante. Elle n’a, évidemment, dans la pratique des linguistes aucune des connotations péjoratives qui la caractérisent dans l’usage courant. Dialecte signifie simplement « variante régionale » de la langue.

2Très tôt en effet, la recherche berbérisante occidentale a reconnu dans la très grande variété des formes rencontrées les réalisations d’une même langue. C’est avec André Basset que cette conception trouvera sa formulation la plus complète : la langue berbère, réalité purement linguistique, se réalise sous la forme d’un certain nombre de dialectes régionaux, qui eux-mêmes s’éparpillent en une multitude de parlers locaux. Seul le parler présente une homogénéité linguistique quasi parfaite et est donc susceptible d’une description-définition interne (linguistique) précise. Il correspond normalement à l’usage d’une unité sociologique élémentaire, village ou tribu. Le dialecte, lui, peut présenter des variations linguistiques parfois considérables, notamment lorsqu’il a une certaine extension géographique (domaine chleuh, touareg, tamazight du Maroc central, kabyle...). Il est de ce fait très difficile à enserrer dans une description linguistique homogène : même dans des zones d’extension relativement faible comme la Kabylie, les parlers situés dans les parties extrêmes opposées de la région peuvent connaître des divergences importantes, de nature structurale même. Pourtant le dialecte existe bien, mais d’abord comme réalité sociolinguistique, fondée sur :
- la pratique réelle d’une intercompréhension, avec comme retombée fréquente l’existence d’un patrimoine littéraire commun (Cf. notamment Roux 1928 et Galand-Pernet 1967) ;
- la conscience collective d’une intercompréhension immédiate, qui se traduit par l’existence d’une appellation spécifique du dialecte (kabyle, chleuh...).

3Bien sûr, ces paramètres de nature sociolinguistique ne sont pas toujours d’une netteté absolue, surtout aux franges : l’intercompréhension est une notion relative et, entre deux parlers éloignés d’un même dialecte, elle peut parfois être problématique. De plus, on ne doit pas oublier que les ensembles géo-linguistiques que forment les dialectes berbères actuels sont le résultat d’un processus historique de fragmentation d’une berbérophonie qui formait autrefois un continuum sur toute l’Afrique du nord et le Sahara. Dans ces ensembles résultants, peuvent être associés des parlers assez divergents, qui en fait, au plan strictement linguistique, appartenaient plutôt à d’autres sous-ensembles de la langue berbère ; tel paraît être le cas de certains parlers du nord-est du Maroc central (Ayt Warayn...), plus proches du rifain que de la tamazight, ou de certains parlers de l’extrême Petite Kabylie qui présentent souvent plus de convergences avec le chaouia de l’Aurès qu’avec le kabyle de Grande Kabylie.

Une unité linguistique profonde

4Cette vision unitaire où les réalisations régionales ne sont considérées que comme des variantes dialectales d’une même langue est affirmée bien avant la colonisation : les premières explorations linguistiques, comme celle de Venture de Paradis (menée en 1787-88 et publiée en 1838), reconnaissaient déjà le chleuh du Maroc et le kabyle comme dialectes d’une même langue, au point que ce précurseur élabore un dictionnaire où les matériaux provenant des deux dialectes sont mêlés sans aucune distinction. Pour la berbérologie française, jusqu’au travaux les plus récents de Lionel Galand (1985), cette thèse n’a jamais fait l’objet de contestation.

5C’est que, malgré la dispersion géographique, malgré l’absence de pôle de normalisation et en dépit de la faiblesse des échanges, les données structurales fondamentales restent les mêmes partout : le degré d’unité (notamment grammaticale) des parlers berbères est tout à fait étonnant eu égard aux distances et vicissitudes historiques. Les divergences sont presque toujours superficielles et ne permettent pas d’établir une distinction tranchée entre les dialectes : la plupart des critères de différenciation – qu’ils soient phonologiques ou grammaticaux – se distribuent de manière entrecroisée à travers les dialectes. La classification (linguistique) des dialectes berbères est de ce fait un véritable casse-tête pour les berbérisants et les tentatives les plus récentes, qui font appel à des grilles de paramètres très sophistiquées, aboutissent pratiquement à un simple classement géographique (par ex. : Willms 1980).

6En fait, seul le touareg et les parlers les plus périphériques (Libye, Egypte et Mauritanie) présentent un ensemble de caractéristiques linguistiques spécifiques qui pourraient éventuellement justifier qu’on les considère comme des systèmes autonomes, et donc comme des « langues » particulières. Encore qu’il s’agisse là aussi, presque toujours, plus de modalités particulières de réalisation que de véritables différences structurales.

Langues ou dialectes berbères ?

7Pourtant, plusieurs auteurs, et non des moindres (Galand 1985, 1990 ; suivi par A. Leguil), parlent, depuis quelques années, des langues berbères (au pluriel). Cette pratique était déjà bien attestée dans les travaux de langue anglaise (Berber languages ; cf. Applegate, 1970) ainsi qu’en allemand et en russe (cf. Aïkhen-vald). Mais, dans les langues autres que le français, cet usage n’est pas nécessairement significatif dans la mesure où elles ne disposent généralement pas d’une terminologie aussi différenciée et aussi hiérarchisée que celle du français (langue, dialecte, parler, idiome, patois...). Les termes comme Language (en anglais) ou Sprache (en allemand) sont nettement plus indéterminés et socialement moins connotés que le mot langue en français. En revanche, en français, l’innovation – car c’en est une – qui consiste à employer la terminologie de langues berbères est lourde de sens. Innovation est d’ailleurs un terme faible : il s’agit en fait d’une volonté de rupture. Car, comme on l’a vu, pour la tradition berbérisante de langue française, et ceci bien avant René et André Basset qui en sont les figures les plus éminentes, la langue berbère est une et chaque dialecte n ‘en est qu’une variante régionale.

Des critères linguistiques ?

8Y aurait-il néanmoins des arguments linguistiques, ignorés ou minimisés dans les périodes anciennes de la recherche berbérisante qui, maintenant s’imposeraient à l’observateur scientifique et inciteraient à admettre l’existence de « plusieurs langues berbères » ? Les progrès (réels) de la linguistique berbère depuis une trentaine d’années permettent-ils de révoquer nettement la conception unitaire antérieure ? – Pas que l’on sache. Au contraire, tous les travaux récents confirment les constats et enseignements classiques de la berbérologie française :
- l’enchevêtrement trans-dialectal infini des isoglosses ;
- la variabilité intra-dialectale très grande, même sur les points les plus centraux de la structure linguistique.

9Traits caractéristiques qui interdisent de considérer, sur des bases strictement linguistiques, le berbère de telle ou telle région comme « langue » particulière.

10Sur le plan strictement linguistique, la conception unitaire de la langue berbère reste intégralement valable et solidement fondée. Il n’y a jamais, à l’intérieur de l’ensemble berbère, de faisceaux d’isoglosses nets qui permettraient de fixer des frontières étanches entre les différentes variétés et donc de définir, sur des bases proprement linguistiques, des sous-ensembles homogènes qui pourraient être considérés comme des « langues à part ». Nous sommes, de façon bien connue en dialectologie, dans un monde de l’enchevêtrement et de la transition douce. Aucun fait structural marquant du kabyle n’est exclusivement kabyle ; aucune tendance lourde de la tachelhit n’est absolument inconnue dans les autres régions berbères et vice versa.

Des critères sociolinguistiques ?

11Si l’approche pluralisante (langues berbères) n’a pas de bases linguistiques probantes, c’est évidemment qu’elle se situe sur un autre plan : celui de la sociolinguistique. Et là, le débat est complexe et les appréciations peuvent diverger totalement – ce qui veut dire qu’elles sont largement subjectives et/ou idéologiques.

12On doit d’emblée négliger le critère, classique mais nettement insuffisant, de l’intercompréhension. On sait depuis longtemps que l’intercompréhension n’est pas une donnée en soi, une grandeur binaire : elle se construit en fonction des échanges communicatifs et de la consciences collective ; elle est donc toujours relative et difficile à mesurer une fois pour toute. La densification récente des contacts entre berbérophones de dialectes différents, à travers la chanson et la radio, a suffi a changer sensiblement les données dans bien des cas.

13Deux types principaux de considérations peuvent alors être pris en compte :
a – Les données de la conscience collective ; les berbérophones se perçoivent-ils comme un ensemble unique ou comme des groupes humains segmentés et indépendants les uns des autres ? Y a-t-il une conscience « berbère » ou simplement une conscience « kabyle », « chleuh » etc. ?
b – Les données géo-politiques objectives ; les berbérophones (ou la majorité d’entre eux) sont-ils intégrés dans un cadre étatique unique, ou, à tout le moins, dans un ensemble géo-politique suffisamment homogène pour que leur évolution et le devenir de leur langue soient communs ou convergents ?

14Les deux interrogations exigent une réponse prudente et nuancée. Dans l’état politique et culturel actuel des sociétés concernées, il y aurait une certaine imprudence à répondre de manière définitive à de telles questions.

15La conscience collective est une donnée fluide, en évolution permanente, qui se construit dans l’Histoire. Il serait présomptueux de prétendre dire ce que pensent, majoritairement, les Berbères de leur identité et de sa configuration. Certes, dans la culture traditionnelle, il n’y a pas de conscience très claire d’une unité « pan-berbère ». Mais la culture traditionnelle n’est plus, depuis bien longtemps, la seule source de référence idéologique des berbérophones. Les horizons se sont élargis et les groupes berbères sont désormais des sociétés « politiques », immergées dans le monde moderne.

16Quant aux données géo-politiques, elles sont apparemment plus claires. La berbérophonie est répartie dans des Etats distincts (Algérie, Maroc, Niger, Mali...), à régimes politiques souvent très différents (république, monarchie), avec une insertion régionale ou mondiale divergente (Maghreb « arabe » pour l’Algérie et le Maroc/Afrique de l’Ouest et orbite française pour le Niger et le Mali) et des situations socio-culturelles et économiques diversifiées. On pourrait donc légitimement admettre que les diverses réalités berbérophones sont intégrées dans des dynamiques autonomes et divergentes. Et donc, qu’à termes, il se constituera autant de « langues berbères » (au sens de normes instituées) qu’il y a de contextes géo-politiques. C’est ce qui semble se dessiner au Niger et au Mali avec l’institutionnalisation du touareg auquel est reconnu le statut de « langue nationale ».

17Même si l’hypothèse est forte, cela n’en reste pas moins une hypothèse ; car en cette fin de xxe siècle, l’évolution du monde a réservé suffisamment de surprises et de recompositions inattendues pour que l’on ne puisse avoir aucune véritable certitude en la matière. Qui sait ce que sera l’avenir du Maroc et de l’Algérie, du Maghreb dans son ensemble, de la zone touarègue tout particulièrement ? Tous ces pays sont traversés par des turbulences graves, des crises politiques, sociales et économiques de grande ampleur. L’incertitude sur l’avenir de toute la région est totale. Qui pourra jurer qu’un Etat touareg est désormais inconcevable ? Qui pourra affirmer qu’un Maghreb « maghrébin » – donc largement berbère – ne succédera pas au mythe du Maghreb « arabe »... Il semble assez imprudent de se fonder sur les frontières et découpages actuels, sur les données géo-politiques du moment pour prédire l’avenir et figer un devenir qui est encore entre les mains des populations concernées.

18En définitive, aucun argument décisif pour rompre avec la vision classique unitaire de la langue berbère ne s’impose, ni du point de vue de la sociolinguistique, ni à celui de la linguistique. Mieux vaut donc rester fidèle à la tradition berbérisante et continuer à parler de la « langue berbère », de ses « dialectes » et de ses « parlers ». Et sur ce point, la vision classique française rejoint celle de la tradition arabe qui a toujours perçu et présenté les Berbères, malgré leur segmentation tribale extraordinairement complexe, comme un seul peuple, comme une nation unique et qui continue de parler elle aussi d’une (seule) langue berbère.

Haut de page

Bibliographie

Applegate J.-R., The Berber Languages, Current Trends in linguistics, vol. 6, Paris/La Haye, 1970.

Aikhenvald A., A structural and typological classification of berber languages, Progressive Tradition in African and Oriental Studies, Berlin, 1988, Akademie Verlag.

Ameur M., A propos de la classification des dialectes berbères, Études et Documents Berbères, 7, 1990.

Basset A., La langue berbère. Morphologie. Le verbe – Étude de thèmes, Paris, 1929.

Basset A., La langue berbère, Londres, 1952 (1969).

Basset A., Articles de dialectologie berbère, Paris, Klincksieck, 1957.

Basset R., Notice « Amazigh », Encyclopédie de l’Islam, 1908.

Cadi K., Le berbère, langue ou dialecte ? Actes de la première rencontre de l’Université d’été d’Agadir, 1982.

Cadi K., Vers une dialectologie comparée du Maghreb : le statut épistémique de la langue tamazight, Tafsut-Etudes et Débats, 1, 1983.

Camps G., Berbères. Aux marges de l’histoire, Toulouse, Edit. des Héspérides, 1980 (réédition sous le titre : Berbères. Mémoire et identité, Paris, Editions Errances, 1987).

Camps G, Comment la Berbérie est devenue le Maghreb arabe, ROMM, 35, 1983.

Chaker S., Textes en linguistique berbère (introduction au domaine berbère), Paris, CNRS, 1984.

Chaker S., Berbères Aujourd’hui, Paris, L’harmattan/Imazighen Ass-a, Alger, Bouchène, 1989/1990.

Chaker S., Unité et diversité de la langue berbère, Unité et diversité de tamaziyt, (Colloque international, Ghardaïa, 20-21 avril 1991), Tizi-Ouzou, FNACA, 1992.

Destaing E., Etude sur le dialecte berbère des Ait Seghrouchen, Paris, Leroux, 1920.

Galand L., « La langue » (art. « Berbère »), Encyclopédie de l’Islam, 1960.

Galand L., La langue berbère existe-t-elle ?, Mélanges linguistiques offerts à Maxime Rodinson, Paris, Geuthner, 1985.

Galand L., Les langues berbères, La réforme des langues, IV (Histoire et avenir), Hamburg, H. Buske Verlag, 1989.

Galand-Pernet P., A propos d’une langue littéraire berbère au Maroc, la koïné des Chleuhs, Verhandlungen des vierten Dialektologen-Kongresses (Marburg), Zeitschrift für Mundartforschung, n.f., 3-4, 1967.

Gautier E.-F., Le passé de l’Afrique du Nord. Les siècles obscurs, Paris, 1952 (1re édition : 1927).

Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, Paris, 1925 (rééd.).

Marcais W., Articles et conférences, Paris, 1961. Notamment : (1938) Comment l’Afrique du Nord a été arabisée : 171-192.

Prasse K.G., Manuel de grammaire touarègue (tahaggart), Copenhague, Akademisk Forlag, 1972/1974/1973.

Roux A., Les imedyazen ou aèdes berbères du groupe linguistique Beraber, Hespéris, VIII, 1928.

Venture de Paradis, Dictionnaire de la langue berbère expliqué en français et en idiome barbaresque précédé d’une grammaire berbère. Manuscrit Volney, Bibl. Nat. de Paris, n° 1178 (note introductive de Champollion Jeune), 1838.

Willms A., Die dialektale Differenzierung des Berbersichen, Berlin, Reimer, 1980.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

S. Chaker, « Dialecte », Encyclopédie berbère, 15 | Daphnitae – Djado, Aix-en-Provence, Edisud, 1995, p. 2291-2295

Référence électronique

S. Chaker, « Dialecte », in Encyclopédie berbère, 15 | Daphnitae – Djado [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 08 janvier 2016. URL : http://encyclopedieberbere.revues.org/2252

Haut de page

Auteur

S. Chaker

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

© Tous droits réservés

Haut de page