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LA
NORME
LINGUISTIQUE
Textes colligés et présentés par
Édith Bédard et
Jacques Maurais |
Cinquième partie
Problèmes pratiques
XVIII
Norme et enseignement de la
langue maternelle1
Gilles Gagné
Les enseignants de la langue maternelle
qui oeuvrent en particulier au primaire et au secondaire se posent
souvent de nombreuses questions sur le contenu et l'efficacité de leur
enseignement du français. Quel(s) français doit-on enseigner? Peut-on
accepter n'importe quel niveau de langue en classe? Comment corriger la
langue des enfants? Est-ce possible? Peut-on faire quelque chose pour
changer la langue du milieu? Ces questions, qui se posent également à
l'ensemble du système scolaire québécois et de nombreux autres pays,
relèvent du domaine de la didactique ou de la pédagogie de la langue
maternelle. Elles se situent par rapport aux objectifs et aux
orientations de cet enseignement.
Comme beaucoup de problèmes de didactique
de la langue maternelle, la question de la norme, ou plus
spécifiquement de la langue à enseigner, exige une synthèse
multidisciplinaire de données de domaines plus fondamentaux comme la
linguistique, la psycholinguistique et la sociolinguistique ou plus
généraux comme la pédagogie. Cependant, les données d'ordre théorique ou
expérimental que ces disciplines fournissent ne constituent pas encore
un cadre explicatif unique et universellement admis. Pour éclairer la
question de la nomme et de la langue à enseigner, cet article se propose
dans un premier temps de faire une cueillette, un choix de données
disciplinaires parmi celles qui semblent les plus sûres et les plus
pertinentes. Une telle démarche implique qu'il n'y aura pas
d'approfondissement de ces données fondamentales, mais une tentative de
synthèse qui puisse apporter une vision cohérente fondant l'existence
d'une ou de plusieurs nommes.
Les différentes conceptions de la langue
et de la norme donnent lieu à des orientations et à des objectifs
pédagogiques de l'enseignement de la langue maternelle que l'on peut
regrouper en deux tendances nettement différentes : une pédagogie
centrée sur le code et une pédagogie centrée sur l'utilisation du code.
Une discussion des limites de chaque tendance faite en particulier à la
lumière des concepts dégagés dans la première partie devrait permettre
d'aboutir à proposer une synthèse conceptuelle de ces tendances. Cette
discussion aura lieu en tenant compte du cadre scolaire régulier et ne
pourra s'appliquer au développement du langage au préscolaire, ni aux
enfants nécessitant des interventions orthopédagogiques ou dont la
langue première toujours parlée à la maison n'est pas le français.
1 L'auteur tient à
remercier Claude Germain, Roger Lazure et Elca Tarrab pour leur
précieuse contribution à la révision de ce texte de mime que Nicole
Gaboury pour sa dactylographie. [retour au texte]
Les concepts fondamentaux dégagés quant à
la norme et la synthèse pédagogique proposée sont susceptibles de
permettre de formuler dans un troisième temps des propositions
d'objectifs généraux et de contenus linguistiques pour l'enseignement du
français langue maternelle. Ces propositions tiennent compte de la
société québécoise et de la réalité éducative d'une salle de classe,
mais n'offrent pas de suggestions de méthodologie ni de démarche
d'enseignement n s'agit d'un essai théorique, limité à la détermination
des contenus linguistiques de l'enseignement et à l'identification de
quelques critères de choix d'éléments linguistiques oraux à développer
chez les enfants du primaire et du secondaire.
1. Quelques considérations préalables
L'école a comme objectif d'enseigner la
langue maternelle. À première vue, pour quiconque n'a pas réfléchi aux
questions de langue et de langage, cet objectif semble clair et simple.
Toutefois, il n'en est rien. l'objet de l'enseignement n'est pas
clairement défini. En effet, la langue est constituée d'un ensemble de
variations (1.1) dont il y a lieu de connaître le fonctionnement pour
expliquer l'intercompréhension (1.2) qui se réalise malgré ces
variations. Il faut également savoir à quoi sert la langue (1.3) afin de
déterminer pourquoi l'enseigner. La compréhension du langage des
enfants (1.4) est utile pour savoir comment ce dernier peut se
développer et afin de comprendre le rôle important que la langue joue
dans l'enseignement et les apprentissages scolaires (1.5). Une étude,
même très sommaire, de ces cinq questions constitue un préalable
nécessaire pour situer le problème de la norme et de l'enseignement de
la langue maternelle.
1.1 La variation linguistique
La langue française ne constitue pas un
tout homogène. Au contraire, elle présente de nombreuses variations de
sorte qu'il y a rarement une seule façon d'exprimer la même chose. Pour
exprimer une même réalité, il existe plusieurs variantes, c'est-à-dire
des formes linguistiques différentes qui véhiculent le même sens. Ces
variations tiennent d'abord aux différences entre le français écrit et
le français parlé et ce dernier présente à son tour des variations
d'ordre linguistique, géographique, social ou de registre.
1.1.1 Français écrit, français parlé
On distingue dans un premier temps le
français parlé et le français écrit. Il n'est pas clair s'il s'agit de
deux codes distincts ou de deux réalisations différentes d'un même code,
si les similitudes sont plus nombreuses que les différences. Peu
importe, les différences existent et de façon importante. On a pu les
identifier quant aux constituants de surface : les graphèmes ou les
phones et quant aux autres niveaux de l'analyse linguistique : la
phonologie, la morphologie (grammaticale), la syntaxe, le lexique. On a
également fait ressortir des différences entre les activités de
production orale (parler) et écrite (écrire) de même qu'entre les
activités de réception orale (écoute) et écrite (lecture). Les
situations de communication diffèrent elles aussi par plusieurs aspects
selon que le « canal » écrit ou oral est utilisé. L'existence
de telles différences conduit à aborder différemment la question de la
nomme selon qu'il s'agit du français parlé ou du français écrit.
1.1.2 La norme en français écrit
Dans l'ensemble, le problème de la norme
se pose avec peu d'acuité en français écrit. En effet, les textes
publiés sont presque tous écrits dans un français qui respecte les
prescriptions d'orthographe lexicale et grammaticale telles qu'elles
apparaissent dans les dictionnaires comme le Larousse ou le Robert et
dans les grammaires comme celle de Grevisse. Malgré les velléités de
réforme orthographique et l'intérêt social et pédagogique suscité par
cette dernière, la nécessité d'une orthographe et d'une grammaire
uniques du français écrit n'est à peu près pas contestée. La perspective
normative s'impose d'autant plus facilement qu'il n'y a pas
multiplicité des usages orthographiques et grammaticaux2.
Malgré l'arbitraire de l'orthographe lexicale et de la grammaticalité
morphologique, morphosyntaxique et syntaxique, l'enseignement du
français écrit s'inscrit dans le cadre des grammaires et des
dictionnaires normatifs existants.
1.1.3 Les variations du français parlé
À l'oral, le français, comme toutes les
langues, est moins homogène et se prête à de nombreuses variations
d'usage. Les études réalisées jusqu'à maintenant révèlent que les
variations sont beaucoup plus considérables aux niveaux lexical et
phonologique qu'aux niveaux syntaxique et morphologique. En outre, elles
permettent de distinguer quatre types de variations : des
variations d'ordre social, des variations de registres, des variations
dues à des contraintes linguistiques et des variations d'ordre
géographique.
Les dernières, connues depuis longtemps,
sont les plus accessibles à l'expérience commune. Les accents, par
exemple, constituent des façons différentes de diré les mêmes mots et
varient d'un pays, d'une région et quelquefois d'un village à l'autre.
C'est souvent par l'accent que l'on peut identifier l'origine
géographique de quelqu'un. Le lexique quotidien varie également en
fonction des régions de la francophonie. Il est connu depuis longtemps
que l'on prend son petit déjeuner, que l'on déjeune et que l'on dîne à
Paris alors qu'à Montréal on déjeune, on dîne et on soupe. Les études de
dialectologie géographique livrent de très nombreuses variantes
lexicales et phonologiques. L'ensemble des variantes ayant cours dans
une région donnée constitue ce qu'on peut appeler une variété
dialectale. C'est le cas, par exemple, du français québécois, du
français parisien, etc.
2 Ce qui n'est pas le cas des usages stylistiques ou littéraires. Nous y reviendrons. [retour au texte]
Les variations d'ordre social comprennent
des variantes reliées à des variables qui ont pu être isolées
expérimentalement. Chambers et Trudgill (1980) mentionnent notamment la
classe sociale, le sexe, l'appartenance à un groupe ethnique, les
réseaux sociaux, l'âge et différents facteurs individuels. Les relations
entre les variantes et les variables mentionnées ci-dessus semblent
plutôt se situer sur un continuum que se présenter de façon dichotomique
ou discontinue. Il ne s'agit pas d'une classe socioéconomique utilisant
exclusivement une variante et d'une autre classe utilisant une deuxième
variante, une de ces variantes étant généralement perçue comme plus
correcte. En général, dans une situation de communication identique,
tous les groupes auraient tendance à utiliser les deux variantes, mais
dans des proportions différentes. En d'autres termes, les locuteurs
posséderaient un répertoire de formes linguistiques concurrentes dont la
disponibilité varierait en fonction de l'âge, du sexe, de la classe
sociale, etc., des locuteurs. Il s'agit de variations sociales, de ce
que Laks (1977 : 114), à la suite de Labov (1972), appelle
« la stratification sociale » de variables linguistiques.
L'utilisation par le même locuteur d'une
variante plutôt que d'une autre dépend sans doute de plusieurs facteurs
comme l'état psychosomatique du locuteur, le sujet dont il parle, sa
relation avec l'interlocuteur, etc. Pour le moment, les études indiquent
clairement que le choix dépend de la situation de communication où le
locuteur se trouve et, bien sûr, de la perception qu'il en a.
Expérimentalement, Labov (1971) a trouvé que le contexte situationnel
constituait un facteur de variation. Ainsi, la prononciation du /r/
post-vocalique a varié chez des adultes new-yorkais selon qu'ils étaient
dans un contexte informel ou dans un contexte formel ou qu'ils lisaient
des listes de mots ou des paires minimales. Il s'agit ici de variations
« stylistiques », c'est-à-dire de variations dues à des changements de situation de parole d'un même locuteur.
La distinction entre variations sociales
et variations stylistiques permet de mieux définir la notion de
registre. Ce terme, plus neutre, est préféré à l'expression « niveau
de langue » qui dénote « des présupposés subjectifs
implicites » (Mounin, 1975 : 133) et une hiérarchisation
sociale des variantes linguistiques. Pour les fins de cet article, nous
définissons le registre comme l'ensemble des variantes
linguistiques qui se retrouveraient probablement le plus fréquemment
dans tel type de communication. Il correspond en gros à registrer ou speech style. Nous suggérons donc de limiter la notion de niveau aux variations d'ordre stylistique et non social.
Il n'est pas facile de déterminer ces
registres. En effet, une typologie des situations de communication
semble pour le moment impossible à réaliser à cause en particulier de la
complexité des interrelations entre les composantes de la
communication : locuteur, intention, encodage, canal, message,
décodage, interprétation, interlocuteur, contexte, référents. On ne peut
identifier les différents registres que de façon arbitraire, intuitive
et théorique. En gros, les auteurs s'entendent pour distinguer à l'oral
soit deux niveaux : formel et informel, soit trois niveaux :
populaire et courant (informel), de même que soutenu (formel). À
l'écrit, on pourrait dégager les niveaux familier, correct et
littéraire. Un exemple serait utile pour illustrer les correspondances
de registre entre le code oral et le code écrit. Ainsi, l'omission du ne de négation serait courante (informelle) à l'oral mais familière à l'écrit alors que la présence du ne
serait un indice d'un niveau écrit correct et d'un niveau oral soutenu
(formel). Le tableau présenté en annexe fournit des exemples de
registres québécois. Quoique la notion en soit théorique et les
classifications encore arbitraires, les registres de langue fournissent
un outil utile pour essayer de rendre compte d'une partie de la
variation linguistique.
Un dernier type de variations peut se
produire effectivement pour un même locuteur à l'intérieur d'un même
type de situations ou de la même situation de communication.
Irréductible aux trois variations précédentes, il s'agit d'une variation
qui se déduit de « l'hétérogénéité interne au système linguistique lui-même »
(Lasks, 1977 : 114). Ainsi, les phonèmes se réalisent de façon
différente en fonction de leur environnement Les traits des phonèmes
environnants influencent en effet la réalisation du phonème, comme dans
le cas de /g/ qui est plus ou moins palatalisé lorsqu'il est suivi d'une
voyelle antérieure comme /i/, /y/ ou /e/ et plus ou moins vélarisé
lorsqu'il est suivi d'une voyelle postérieure comme /u/ ou //.
Ce type de variation, longtemps considéré comme variation
« libre », n'a rien de libre et tout de systématique : il
semble obéir à des règles contraignantes.
1.2.4 Une ou des normes pour le français parlé?
Par rapport à la réalité de la variation
linguistique, mise en évidence dans l'utilisation du code oral, est-il
possible de concevoir l'existence d'une norme qui serait unique et
prescriptive? Dans ce cas, une variété dialectale, une variété sociale
et un registre seraient considérés comme appartenant à la norme et, de
ce fait, qualifiés de standard. Les autres variantes seraient alors
perçues de façon négative comme des écarts, des particularismes, des
dialectologismes, des termes populaires, etc. Il est intéressant de
constater que le français oral standard, en d'autres termes le bon
usage, dans la mesure où il existe, a tendance à être défini comme
l'intersection de trois ensembles : la variété parisienne, la
variété « bourgeoise » et le registre formel.
Dans une critique importante de ce qu'il
appelle le discours prescriptif, Alain Rey (1972, pp. 17-19) déplore que
ce dernier confonde le bon usage et la norme avec la langue elle-même
et qu'il effectue une évaluation critique et hiérarchisante des autres
usages et, à travers eux, des usagers. Également, les justifications les
plus fréquentes du discours normatif lui apparaissent à juste titre peu
convaincantes, qu'elles soient d'ordre logique, historique, esthétique
ou qu'elles invoquent l'efficacité sociale, c'est-à-dire l'amélioration
du rendement informationnel et, partant, de la communication.
Contrairement au discours prescriptif et
même normatif, la réalité des variations linguistiques orales semble
révéler de fait l'existence de plusieurs nommes plus ou moins
différentes, chacune fondée directement, anthropologiquement en quelque
sorte, sur l'usage linguistique courant dans la communauté linguistique
ambiante. Le fait qu'il n'existe pas de grammaire ou de dictionnaire
normatif de la langue orale illustre la difficulté d'établir dans ce
domaine une nonne prescriptive. Ce qui importe dans les situations de
communication orale, c'est d'utiliser les variantes comprises par
l'interlocuteur et socialement admises par lui. Pour être compris et
pour être intégrés à la communauté, les individus utilisent un code
conforme à l'usage de cette communauté.
Les écarts par rapport à l'usage admis
implicitement risquent, en fonction de leur amplitude ou de leur
connotation sociale, de conduire soit à des incompréhensions, soit à des
rejets sociaux plus ou moins explicites. Il n'y a donc pas de norme
prescriptive explicite, mais des usages variés que les interlocuteurs
ont inconsciemment tendance à respecter dans leurs discours en fonction
de l'acceptation sociale désirée et des objectifs d'intercompréhension
poursuivis. Il y aurait donc des normes inconscientes de type
descriptif, c'est-à-dire des normes construites par induction à partir
d'un large corpus (Rey, 1972 : 21) et résultant d'une procédure de
découverte inconsciente. Le locuteur a intériorisé une grammaire et un
dictionnaire de l'usage ambiant, ou mieux, des usages ambiants.
S'il n'y a pas comme à l'écrit une norme
grammaticale et phonologique prescriptive, il n'en demeure pas moins que
les usages oraux sont perçus différemment par les usagers. Même si les
locuteurs utilisent plusieurs de ces usages, ils ont tendance à
privilégier et à valoriser l'usage formel ou soutenu de préférence aux
autres. Ce modèle culturel varie géographiquement en fonction des
communautés. Ainsi l'usage oral privilégié comme modèle est
partiellement différent au Québec et en France, aux États-Unis et en
Grande-Bretagne. La réalité de ce modèle culturel a été empiriquement
démontrée par deux ensembles de recherches : les recherches portant
sur les attitudes et celles portant sur les variations.
Les premières, celles de D'Anglejan et
Tucker (1973), de Méar-Crine et Leclerc (1976) et de Lambert et Lambert
(en cours en 1975), arrivent presque toutes aux mêmes constatations. Des
sujets québécois de toutes les classes sociales jugent de façon plus
favorable les personnes quand elles utilisent un français
« européen » que lorsqu'elles utilisent un français
« québécois ». Ce jugement est sollicité dans une situation
expérimentale présentant l'enregistrement des mêmes voix utilisant
alternativement des variétés différentes selon la technique du matched guise
développée par Lambert et al. (1966). D'autres recherches (Sorecom,
1973; Boudreault et al. 1974; Rémillard, 1972; Laberge et Chiasson,
1971), utilisant cette fois la technique de l'enquête, concluent que le
français soutenu, européen ou international, est considéré comme
meilleur que le français familier, populaire ou québécois.
Le deuxième ensemble de recherches
rapportées par Chambers et Trudgill (1980 : 71 et 82) aboutit à la
conclusion que les groupes sociaux, même s'ils utilisent dans des
proportions différentes les variantes linguistiques, concordent tous
pour utiliser davantage les mêmes variantes en fonction des changements
de situations de communication. Ainsi dans les situations plus
formelles, les sujets de tous les groupes tendent à augmenter leur
utilisation des variantes de statut social élevé. Cette tendance semble
même plus prononcée chez les sujets appartenant à des groupes sociaux
économiquement inférieurs.
En somme, le français parlé présente
plusieurs usages acceptés et, par conséquent, plusieurs normes. Un
ensemble de variantes apparaît comme socioculturellement valorisé
particulièrement dans les situations plus formelles de communication.
1.2 L'intercomprehension malgré la variation
À travers et malgré les nombreuses
variations d'usage, on constate aisément que dans l'ensemble de la
francophonie il existe une intercompréhension fréquente entre des
interlocuteurs issus de pays francophones différents ou de groupes
sociaux différents. Sur quoi peut reposer cette intercompréhension,
sinon sur le fait que tous partagent une même langue, le français?
Malgré l'impossibilité reconnue de définir de façon satisfaisante cette
notion de langue française, ou de toute langue en général, à cause
principalement de ce que Chambers et Trudgill appellent « the
geographical and social dialect continuum » (1980 : 6-14), il
importe d'essayer d'identifier les éléments qui expliqueraient
l'intercompréhension. Il s'agirait de l'existence d'un français commun,
de la présence de représentations abstraites qui soient les mêmes malgré
les variations de surface et de l'existence, chez les individus, d'un
répertoire assez étendu de ces variantes.
D'abord, on peut postuler l'existence
d'un français commun pouvant se réaliser quant à l'aspect de la
réception des messages et quant à l'aspect de production des messages.
Ainsi Lagane (1976 : 19) propose de définir le français commun
comme « l'ensemble des moyens d'expression connus pratiquement de
la totalité des Français adultes », ce qui n'implique pas, selon
lui, qu'ils soient utilisés par tous, « ni jugés bons par tous, ni
qu'ils puissent apparaître dans n'importe quelle situation de
communication ».
Au niveau de la production, on peut
postuler l'existence d'un certain nombre de réalisations linguistiques
qui soient communes à plusieurs usages différents. Ces réalisations
constitueraient une sorte de français neutralisé, c'est-à-dire la « moyenne des emplois actuels, une fois rejetés les écarts les plus grands »
(Dubois, 1965 : 5). Ainsi, concernant la variété des systèmes
phonologiques en français, Walter (1977 : 23-57) dégage ce qu'elle
appelle un « système moyen » à partir de la description du
système phonologique de chacun de ses dix-sept informateurs. Le domaine
lexical se présente différemment Mais l'utilisation du terme générique
plutôt que du terme spécifique « permettrait peut-être, selon
l'hypothèse de Germain (1981 : 149), d'expliquer la réussite de la
communication entre deux personnes dont l'une ignore un mot que l'autre
connaît », ce mot étant un terme spécifique véhiculant ce que
Germain appelle un « point de vue ».
Dans une perspective différente, d'autres
parlent de « l'ensemble des règles de profondeur qui constituent
le noyau dur de la langue; ce qui fait par exemple que le français n'est
pas l'anglais ou le wolof... ll s'agit donc d'un niveau de grande
abstraction, où sont neutralisées les variantes géographiques et sociolinguistiques »
(Corbeil, 1980a : 47). Ainsi Laks (1977 : 122), dans une
étude sur la non-conservation du phonème /r/ dans les groupes
consonantiques finals chez six locuteurs français, a pu postuler
l'existence de ce qu'il appelle une « règle pan-dialectale »
quant à la stratification sociale qui fait que c'est la même règle qui
s'applique, ne s'applique pas ou s'applique différemment. De même
Daoust-Biais et Niéger (1979), dans une étude sur les écarts de position
de /tUt/ en français québécois par rapport au français
« standard », observent que chacun des dialectes détermine
différemment l'application des règles d'enclitisation, mais qu'il s'agit
du même ensemble restreint de règles.
La très grande fréquence de
l'intercompréhension malgré les variations d'usages appuie l'hypothèse
double de l'existence à la fois d'usages communs suffisamment nombreux
et d'une « base » linguistique intériorisée suffisamment
semblable. Certains travaux contribuent cependant à minimiser ces faits
en mettant l'accent sur les différences. Ainsi, les ouvrages visant
l'identification des écarts (listes d'anglicismes, de dialectologismes,
de néologismes, etc. ), faussent nécessairement et sans le vouloir la
perspective d'ensemble. Chaque fois qu'il y a intercompréhension et
c'est ce qui arrive le plus souvent entre des interlocuteurs d'une
même langue mais d'origine sociale ou géographique différente, c'est
parce que les éléments communs sont plus nombreux que ceux qui sont
particuliers.
Le fait que chaque locuteur possède un
répertoire de variantes interchangeables à sa disposition constitue un
troisième élément contribuant à l'intercompréhension entre les locuteurs
français. Il est connu depuis longtemps qu'un locuteur possède un
répertoire dit « passif » d'unités linguistiques
beaucoup plus étendu que son répertoire dit « actif ». En
d'autres termes, on comprend beaucoup plus de mots et de structures que
l'on en utilise soi-même. Ainsi un locuteur québécois francophone
comprend très bien la phrase : « je ne sors pas quand il
pleut », alors qu'il dirait spontanément dans une situation de
communication non formelle : « j'vas pas dehors quand i
mouille » ou « j'reste dans maison quand qu'i mouille »,
etc.
En somme, il y a deux compétences
distinctes, mais reliées : celle de l'entendu et celle du produit
(Encrevé, 1977 : 51). Une des clefs de l'inter compréhension
consiste justement dans la richesse du répertoire linguistique passif
des usagers d'une même langue. On peut d'ailleurs penser que la
coexistence intégrée de si nombreuses variations est facilitée par la
proportion importante d'éléments communs partagés par les différents
usagers, que ce soit des éléments de surface ou des éléments de
représentation abstraite.
On peut également affirmer que plus le
répertoire d'un individu est étendu et plus il sait l'utiliser, plus sa
compétence est grande. C'est dans ce sens que Winkin (1979) a pu
proposer « l'hypothèse d'une compétence minimale parmi les membres
issus des classes supérieures et d'une compétence maximale parmi les
membres issus des classes populaires passés par tous tes stades de
l'inculcation scolaire et socioprofessionnelle »! La compétence
d'un locuteur ne se mesure pas uniquement à sa maîtrise de la variété et
du registre considérés comme standard, mais aussi par sa maîtrise des
autres variétés et registres, de même que par son habileté à utiliser la
langue pour réaliser différentes fonctions.
1.3 Les fonctions communautaires et individuelles du langage
La présence d'un répertoire d'éléments
linguistiques variés alliée à l'habileté à les utiliser pour atteindre
les différents objectifs poursuivis par l'homme sont partie constitutive
de ce que l'on peut appeler la « faculté de langage ». À
l'instar de toutes les autres facultés humaines comme la mémoire ou
l'intelligence, le langage est appelé à servir différentes fonctions,
d'ordre individuel et, plus particulièrement dans le cas du langage,
d'ordre communautaire. Une étude rapide de ces fonctions s'impose pour
replacer la langue dans la perspective de ses finalités, ce qui devrait
permettre d'apporter un éclairage élargi sur la question de la norme et
de faire ressortir des implications importantes pour la pédagogie du
français.
La langue constitue un des facteurs-clefs
de l'existence et de la définition des communautés, un élément
essentiel d'identification nationale. Ainsi, le nom ethnique d'un groupe
coïncide souvent avec le nom de sa langue. Au Québec, par exemple, le
français joue un rôle-clef pour la collectivité francophone dans la
définition de son identité par rapport à l'Amérique du Nord anglophone.
Facteur d'identité nationale, la langue joue le rôle de support et de
catalyseur à l'expression de la culture et des valeurs d'une
collectivité. La sensibilité particulière des Québécois face aux
anglicismes révèle l'importance qu'ils accordent à la langue. En somme,
la langue a une existence communautaire et constitue un bien collectif
qu'il faut protéger et développer. Les tentatives d'aménagement
linguistique du Québec reposent de toute évidence sur le rôle
communautaire du français (Corbeil, 1980b).
Ces tentatives tiennent compte de
« la distinction entre communication individualisée et
communication institutionnalisée » proposée par Corbeil
(1980b : 78-81). La première est définie comme l'acte personnel par
lequel un individu entre en communication avec un autre grâce au
langage. À l'intérieur des usages existants, l'individu y jouit d'une
certaine liberté par rapport aux variantes qu'il utilise. La
communication institutionnalisée signifie l'acte souvent anonyme ou
impersonnel par lequel une institution entre en relation avec des
individus, des groupes ou d'autres institutions. L'individu qui fait
ainsi usage de la langue à titre public jouit d'une liberté moins
grande, car il engage la responsabilité de l'institution qu'il
représente et qui se doit d'utiliser une langue standard.
La langue d'une communauté lui permet par
ailleurs d'entrer en communication avec les autres communautés qui
utilisent la même langue. Plus cette langue est internationale, plus la
communauté a directement accès aux informations technologiques,
scientifiques et culturelles de l'humanité. Cette accessibilité revêt
une importance certaine pour le développement d'une communauté donnée.
Pour les individus, la langue sert à
plusieurs fonctions. Aux fins de cet article, il n'est pas nécessaire de
passer en revue les différentes taxonomies existantes (par exemple,
Jakobson, 1963; Britton, 1972; Halliday, 1973; Tough, 1974; Wight, 1976;
Valiquette, 1979; etc.), ni d'être exhaustif quant aux fonctions. La
langue remplit de toute évidence une fonction de communication qui
permet aux individus de communiquer entre eux. Cette fonction repose sur
la possibilité de l'intercompréhension et suppose nécessairement un
code commun, un ensemble de variantes partagées. Également évidente,
quoique sa nature soit moins bien définie, la fonction idéationnelle
(ou, en d'autres termes, cognitive, heuristique, référentielle) du
langage permet de nommer et de conceptualiser l'univers et aide à le
comprendre. Sans entrer dans le débat qui oppose en particulier des
générativistes et des fonctionnalistes quant à la primauté de l'une sur
l'autre, on peut considérer la fonction de communication et la fonction
idéationnelle comme les deux plus importantes.
D'autres fonctions secondaires, plus ou
moins reliées à celle de la communication ou à la fonction
idéationnelle, sont bien connues. La fonction expressive est centrée sur
la satisfaction de s'exprimer ou de se dire. La fonction esthétique,
reliée davantage à des manifestations d'ordre artistique, permet
d'utiliser la langue à des fins esthétiques ou stylistiques. La fonction
ludique utilise la langue comme un jeu. La fonction « relationnelle » (plus
large que la fonction phatique de Jakobson) vise à maintenir et à
développer les contacts entre individus. La fonction métalinguistique,
largement privilégiée à l'école traditionnelle par l'importance accordée
à la grammaire, consiste à utiliser la langue pour parler de la langue
elle-même et la décrire.
Une dernière fonction est celle de
l'intégration sociale de l'individu. Ce dernier, par les valeurs
référentielles et culturelles que le langage véhicule et les
communications qu'il permet, s'intègre à la famille, au groupe d'amis,
au quartier et à la collectivité. C'est par ethnocentrisme, soutient
Deprez (1981) que les Québécois, malgré qu'ils jugent souvent de façon
plus favorable le français de France ne peuvent, ni ne veulent le
parler; réaction qu'il compare à celle des Belges flamands par rapport
au néerlandais. De même, c'est par souci d'intégration sociale au groupe
environnant que des Noirs américains ou des adolescents québécois vont
volontairement utiliser des variantes linguistiques condamnées ou
ridiculisées par d'autres groupes sociaux, leurs parents ou l'école.
Sans entrer dans la discussion sur le
caractère plus ou moins central de la fonction de communication, il y a
lieu de souligner d'abord que cette fonction n'est pas unique, ni
exclusive et que l'on peut utiliser la langue sans la présence
nécessaire d'un interlocuteur autre que soi-même. Par ailleurs, cette
fonction joue un rôle ambigu dans la mesure où la communication devient
un moyen de réaliser d'autres fonctions : idéationnelle, ludique,
expressive ou autres.
Une implication importante de ces
considérations sur les fonctions est que les variations de fonctions
peuvent provoquer des variations des éléments linguistiques utilisés
soit à cause des intentions poursuivies par le locuteur soit à cause des
types de discours impliqués ou des stratégies discursives utilisées.
Par exemple, Valiquette (1979) réussit à suggérer des probabilités plus
grandes d'occurrences d'éléments linguistiques en fonction des types de
discours retenus. Ainsi, la fonction expressive, centrée sur l'émetteur
et l'expression de sa subjectivité, fera souvent appel à des énoncés à
la première personne, à des verbes exprimant jugements et opinions, à
des interjections et exclamations (Valiquette, 1979 : 89). La
fonction informative, centrée sur les « faits » et
l'expression de l'objectivité, aura par contre Tendance à produire un
discours marqué par l'effacement de je et un fort taux de tournures
impersonnelles, de pronoms neutres, de nominalisations (Valiquette,
1979 : 124).
Une deuxième conséquence de la prise en
compte des fonctions du langage est de mettre en évidence le fait que la
langue n'est pas une fin en soi, mais un moyen privilégié d'atteindre
des fins plus essentielles à l'homme et à l'humanité. Une telle
constatation permet de relativiser le rôle du code et, par là,
l'importance du point de vue normatif.
La perspective fonctionnelle propose que le code ne constitue qu'un aspect de l'acte langagier.
Ce nouveau concept, parce qu'il prend en compte non seulement l'acte
linguistique, mais aussi son adaptation à la situation de communication
et les fonctions qu'il veut atteindre, constitue une notion plus large
et plus significative dont la pédagogie de la langue maternelle aura à
tenir compte. En effet un acte langagier, même s'il n'utilise pas le
code normatif, sera de qualité s'il atteint les fonctions pour
lesquelles il est réalisé.
1.4 Le langage des enfants
L'enfant qui entre à la maternelle ou à
l'école à quatre, cinq ou six ans a déjà développé une compétence
linguistique impressionnante. Cette compétence fait souvent l'envie des
étrangers adultes en train d'apprendre plus ou moins péniblement ce qui
semble être si facile à l'enfant dont c'est la langue maternelle.
Certains chercheurs, dont McNeill par exemple (1966 : 99),
affirment même que l'enfant a terminé l'apprentissage des structures
linguistiques fondamentales dès l'âge de cinq ans et d'autres croient, à
tort, que l'apprentissage de l'oral peut être considéré dès lors comme
terminé.
Ainsi, l'enfant normal de n'importe quel
milieu socio-économique maîtrise bien, à cinq ans ou même avant,
l'accord de l'adjectif épithète ou attribut, comme l'attestent les
phrases du type [jegRã] il est grand ~ [gRãd] elle est grande
employées spontanément et couramment. L'usage de ces phrases révèle la
maîtrise, d'une part, de la règle fondamentale de l'accord oral en genre
de l'adjectif et, d'autre part, de la morphologie orale du genre de
l'adjectif grand. Or, le système morphologique oral du genre
n'est pas moins complexe que celui de l'écrit et la nature de l'accord
est la même dans les deux cas. Comment se fait cet apprentissage?
Le développement du langage chez les
enfants d'âge préscolaire ne repose en rien sur la compréhension ou la
mémorisation de règles morphologiques ou morphosyntaxiques explicites.
Les recherches sur cette question indiquent qu'un certain nombre de
facteurs concourent à ce développement. Voici quelques-uns des plus
importants :
- présence du langage dans le milieu ambiant,
- stimulation et renforcement des adultes,
- activités langagières nombreuses de la part de l'enfant,
- activités langagières motivées par des besoins et des fonctions authentiques de l'enfant.
L'activité langagière de l'enfant est
centrale dans tout le processus et amène progressivement l'intégration
inconsciente des règles de fonctionnement du système linguistique. Une
des thèses importantes développées par les chercheurs, dont notamment
Halliday (1975), soutient que le développement du langage chez l'enfant
se fait par l'utilisation du code pour réaliser les fonctions
langagières qui sont importantes et significatives pour lui.
C'est à travers l'utilisation du langage
que l'enfant intègre les mécanismes de fonctionnement du code
linguistique. L'usage ambiant constitue le modèle linguistique qu'il
s'approprie progressivement. L'appropriation des variantes linguistiques
privilégiées par le milieu social et géographique dans lequel vit
l'enfant témoigne donc d'un bon degré de maturation linguistique.
Ainsi une phrase comme [mtyjale] m'as-tu y aller
ne révèle pas une erreur de l'enfant qui l'émet, comme certaines
analyses d'orientation normative ont pu le laisser croire. Cette phrase
n'indique pas non plus un retard dans le développement du langage de
l'enfant, comme certains diagnostics d'inspiration orthopédagogique
auraient tendance à l'affirmer. Au contraire, elle révèle que l'enfant a
réussi à intégrer l'usage linguistique de son milieu et qu'il ne
souffre pas davantage de retard que l'adulte québécois qui utilise
couramment cette phrase dans des situations de communication non
formelles.
De fait, il s'agit d'une variante
linguistique dont l'utilisation est reliée à des facteurs géographiques,
sociaux et situationnels. Comme l'indiquent Gagné et Barbaud
(1981 : 57-58), une partie des performances verbales des enfants
québécois de six-sept ans témoigne du langage oral ambiant; d'une part,
dans ses éléments plus dialectaux comme l'énoncé ci-haut mentionné et,
d'autre part, dans ses éléments plus communs à l'ensemble de la
francophonie, tels qu'attestés abondamment par l'enquête de
Méresse-Polaert (1969) auprès d'enfants français du même âge, comme la
non-présence du ne négatif, l'utilisation du [i] comme pronom masculin
de la troisième personne du singulier ou l'emploi du pronom on au sens
de nous.
Par contre, d'autres éléments des
performances linguistiques des enfants semblent révéler une non-maîtrise
des règles de grammaire et du langage adulte ambiant Il s'agit
d'éléments comme [feze] faisez, [st]
sontaient que l'on peut considérer comme typiques de ce qu'on appelle
en général le « langage enfantin ». Les études sur le
développement du langage des enfants témoignent de l'abondance et de
l'universalité de ce type de performances linguistiques. Alors que
l'enfant entend peu ou pas ce genre de production, il peut paraître
surprenant de constater qu'il emploie de telles formes, fréquentes,
semble-t-il, entre 6 et 11-12 ans.
On sait que ces productions sont dues à
une généralisation des règles morphologiques verbales. Elles constituent
des indices importants que l'apprentissage naturel d'une langue ne se
fait pas uniquement par imitation. Elles témoignent aussi d'un
apprentissage, en train de se faire, des généralités morphologiques.
Cette phase de généralisation est non seulement normale mais nécessaire.
Ce n'est qu'une fois que les règles générales sont bien intégrées que
l'enfant peut acquérir la maîtrise des phénomènes comme faites et étaient qui constituent de fait des exceptions aux règles, c'est-à-dire des « erreurs » grammaticales.
Cohen (1962 : 24) note, à ce sujet,
que « de génération en génération, certaines de ces raisonnables
rectifications enfantines tendent à remporter la victoire sur les
rectifications mécaniques des adultes à (égard des enfants et à
s'installer dans le langage commun. C'est ainsi que le français a passé
de l'ancien j'aim, nous amons au moderne j'aime, nous aimons ».
Il est par ailleurs intéressant de constater que ces structures
enfantines, doublant et régularisant en quelque sorte la langue
considérée comme standard, se retrouvent aussi dans d'autres variétés de
français comme le français populaire et les français créoles. Elles se
manifestent fréquemment aussi dans l'apprentissage du français par des
étrangers (foreigner talk). La convergence de ces tendances
montre « l'existence dans le système français de points sur
lesquels tendent en permanence à se produire des évolutions »
(Chaudenson, 1978 : 88). En somme, les éléments probablement les
plus persistants du langage enfantin constituent des points d'évolution
potentielle du système linguistique conventionnel.
Des études sur la langue parlée des
enfants québécois (Pagé et Comeau, 1981; Pierre-Joly, 1981; Comeau et
Pagé, 1981) n'indiquent aucune ou peu de différences significatives dans
la production et la compréhension de structures syntaxiques chez des
enfants de milieux socio-économiques différents, mais de niveau égal de
fonctionnement intellectuel. De même, Baillargeon et Leduc (1981),
Rondal, Adrao et Neves (1981) n'ont pas trouvé de différences
significatives chez des enfants de cinq-six ans de milieux
socio-économiques différents dans la compréhension du langage des
enseignants. Les seules différentes inter-milieux rapportées l'ont été
au niveau lexical par Gratton et Barbaud (1981) et Primeau et Labelle
(1981) mais, dans les deux cas, par rapport à un vocabulaire désigné
comme standard.
Ces études semblent confirmer que les
variations linguistiques se situeraient généralement surtout aux niveaux
lexical et phonétique plutôt qu'aux niveaux syntaxique et
morphologique. Elles contribuent surtout, comme plusieurs autres
recherches faites depuis une dizaine d'années aux États-Unis et
ailleurs, à jeter le discrédit sur la thèse, populaire durant les années
soixante dans l'éducation américaine, du déficit linguistique des
enfants de milieux défavorisés. En effet, à ethnicité identique et à
niveau égal de fonctionnement intellectuel, dans des tâches
expérimentales semblables et en comparant les performances verbales des
enfants entre elles sans référence à une variété standard pour les
tâches de production, les résultats des études québécoises ne montrent
pas de différence inter-milieux quant à la syntaxe, tant du point de vue
du langage réceptif que du langage actif (Pagé, 1981).
De même, au terme d'une étude
longitudinale menée auprès d'enfants britanniques de trois à sept ans,
Tough (1977), après avoir relevé des différences quantitatives d'ordre
linguistique chez des enfants de milieux socioéconomiques différents,
n'en conclut pas au déficit linguistique des enfants de milieux
défavorisés. Elle affirme plutôt que les enfants de ces milieux ont des
habiletés linguistiques plus grandes que ce que leurs performances ont
révélé, comme l'indiquent les variations de stimulations lors des
entrevues.
Selon elle, la plus grande différence
entre les enfants de groupes socioéconomiquement avantagés et ceux de
groupes moins avantagés a consisté dans les aptitudes plus grandes des
premiers à utiliser la langue pour des fins particulières, comme se
rappeler et donner des détails d'une expérience passée, anticiper des
événements futurs et en prévoir l'aboutissement, imaginer des scènes,
etc. En d'autres termes, cette étude indique que les différences sont
plus importantes au niveau de l'utilisation de la langue plutôt qu'au
niveau de la langue elle-même. Elle suggère enfin que les différences
inter-milieux relevées au niveau du code seraient une manifestatin des
différences observées par rapport à son utilisation.
Les performances d'ordre linguistique des
enfants n'en représentent pas moins des variations interindividuelles,
qui sont cependant surtout reliées à des variables comme l'âge et la
maturation, le niveau de fonctionnement intellectuel et la scolarisation
(Gagné, 1981b). Une question intéressante se pose, à savoir si les
enfants, à l'instar des adultes, peuvent varier leurs performances
linguistiques.
Dans les recherches expérimentales faites
sur le langage des enfants, les performances, comme chez les adultes,
semblent varier chez le même individu en fonction de la tâche demandée.
De fait, les enfants, même très jeunes, se montrent capables de faire
des choix linguistiques. Ainsi Shatz et Gelman (1973) ont montré comment
la longueur des phrases employées par des enfants de quatre ans change
selon qu'ils parlent avec des enfants de deux ans, des enfants du même
âge qu'eux ou des adultes. De même, Garvey et Bendebba (1974) ont trouvé
que le nombre d'énoncés d'enfants de trois à six ans varie en fonction
du nombre d'énoncés de leur interlocuteur, ce qui démontre selon eux une
certaine capacité à s'adapter aux caractéristiques de ce dernier.
Labov (1977 : 60) a trouvé chez son
enfant de 3 ans et 10 mois une très grande proportion (22 sur 26)
d'inversions dans les questions avec why3
dans un jeu de questions mené par ses parents et une proportion inverse
(13 inversions sur 292 questions) en dehors de ce jeu. Beaudichon
(1978) a conclu que l'efficacité de la communication des enfants de 5 à
13 ans s'accroit grâce à quatre facteurs, dont la représentation des
caractéristiques de l'interlocuteur et l'anticipation de celles-ci.
Selon Asher (1979), il ressort des
recherches sur les communications enfantines que les enfants, même d'âge
préscolaire, se rendent compte des caractéristiques des interlocuteurs
et essaient d'en tenir compte. De son côté, Gambell (1981) a trouvé que
des enfants anglophones de 6e année primaire témoignent d'un répertoire de language roles,
qualifiés de formel et d'informel, qu'ils utilisent en fonction des
variations de situations de communication dans le contexte scolaire. Il a
identifié des variantes linguistiques, comme des contractions, des compactions, des truncations et la longueur des unités syntaxiques qui peuvent servir d'indices de registre.
Ces brèves constatations permettent de
mettre en évidence l'importance du rôle des interactions verbales dans
le développement du langage, de démontrer que le langage des enfants ne
peut pas être considéré comme déviant et que ces derniers semblent
capables de faire des choix de variantes linguistiques en fonction des
interlocuteurs et du caractère plus ou moins formel des situations de
communication.
3 Why are you wearing sunglasses? comparé à why you wearing hair? [retour au texte]
1.5 Les interactions verbales : moyen d'enseignement et d'apprentissage
En salle de classe, le langage, en plus
d'être un objet et un objectif d'apprentissage, constitue un moyen
privilégié d'apprentissage. De nombreuses recherches britanniques, dont
en particulier celles de Wells (1981), Tough (1979) et Bames (1975),
font ressortir le rôle central de la communication et plus
particulièrement de la conversation dans le développement intellectuel
et social des enfants de même que dans leurs apprentissages scolaires.
Selon Tough (1979), le dialogue avec les
autres enfants et surtout avec le professeur peut être l'expérience la
plus importante pour le développement de la pensée et constitue par
conséquent un outil précieux. d'enseignement et d'apprentissage. La
thèse centrale de Wells (1981) est que la conversation fournit le
contexte naturel du développement du langage et que l'enfant apprend en
explorant le monde par les interactions verbales qu'il entretient avec
les autres personnes. La qualité de son apprentissage dépend donc de la
contribution de chaque participant à l'interaction et particulièrement
des stratégies que les adultes utilisent pour développer et prolonger
les contributions de l'enfant.
Le dialogue est également un puissant
moyen de relation interpersonnelle entre l'enseignant et l'enfant. La
qualité de la relation affective et personnelle entre l'enseignant et
l'enfant constitue un facteur important de la motivation et des
attitudes de l'un et de l'autre. L'importance de ces deux éléments et de
l'interinfluence réciproque des deux partenaires est reconnue depuis
longtemps pour la réussite des apprentissages scolaires.
Cette perspective, de même que les
considérations préalables qui viennent d'être faites à propos de la
variation linguistique, des fonctions du langage et du langage enfantin,
peuvent-elles s'accommoder d'un enseignement normatif qui refuserait
d'utiliser le langage spontané de l'enfant comme instrument de dialogue
favorisant les interactions humaines et pédagogiques? L'acceptation du
langage de l'enfant signifie-t-elle, par contre, que l'école ne propose
pas d'objectifs d'ordre linguistique? Cette problématique fait partie de
toute évidence des relations entre la question de la norme et celle de
l'enseignement de la langue maternelle.
2. |
La norme et l'enseignement de la langue maternelle : deux orientations |
Les manuels, les méthodes et les
démarches d'enseignement de la langue maternelle sont variés et
nombreux. Ils peuvent différer par leurs objectifs, leurs moyens, leur
programmation, leurs exercices, le rôle assigné au professeur, le type
de participation de l'élève et par bien d'autres aspects. Par rapport à
la question de la norme linguistique, il est possible de regrouper les
activités d'enseignement de la langue maternelle selon deux orientations
majeures : une « pédagogie de la langue » ou une « pédagogie de la parole » (Gagné, 1980).
De conception plus prescriptive, la
première orientation est centrée sur le code. La deuxième orientation,
plus descriptive et plus fonctionnelle, est centrée sur l'utilisation du
code. Un tel regroupement oblige à opérer une polarisation de tendances
malgré qu'elles se situent en réalité sur un continuum. Il permet
cependant, à l'aide des concepts préalables que nous avons définis, de
mieux dégager les limites de chaque tendance.
2.1 Pédagogie prescriptive centrée sur le code
En général, la pédagogie centrée sur le
code linguistique repose sur une perspective de la qualité de la langue
qui est normative et souvent puriste. Cette perspective, centrée sur
l'écrit, conçoit la langue comme un code homogène, unique et
intrinsèquement supérieur : celui qui est décrit dans les
dictionnaires et les grammaires. L'objectif prioritaire sinon unique
qu'elle vise consiste à faire acquérir ce code. C'est en général la
pédagogie traditionnelle avec laquelle des générations de francophones
ont appris leur langue.
Il y a d'abord lieu de s'interroger sur
les objectifs de l'enseignement du français oral dans une pédagogie
ainsi centrée sur le code écrit. Il est socialement normal que les
parents, la société en général et le système scolaire fixent comme
objectif à l'enseignement de l'oral quand cet enseignement existe
d'apprendre à l'enfant à s'exprimer dans un bon français ou dans le
français le meilleur qui soit. Étant donné le constat que nous avons
fait de la diversité des usages et de l'absence d'une norme orale
codifiée, on est en droit de se demander ce que recouvre ce concept de
bon français oral. On remarque que les définitions en sont rares, sinon
inexistantes.
Il s'agirait d'une sorte de cliché,
d'image mentale collective assez floue qui, au Québec, se concrétise
souvent en référence à la langue parlée sur les ondes par les annonceurs
de Radio-Canada. Les approximations que l'on peut faire du concept
renvoient effectivement à une notion de bon usage qui serait une sorte
d'oralisation de récrit, une sorte de lecture à haute voix; ce qui ne
respecte pas la spécificité linguistique et langagière du français oral.
Le bon usage oral n'est pas celui de
« la plus saine partie de la cour » du temps de Vaugelas, ni
même celui des classes dirigeantes mais plutôt celui que ces dernières
apprécient le plus et « qui n'est pas forcément le leur »
(Rey, 1972 : 21). Il s'agit d'un type d'usage idéalisé, qui
n'existerait d'ailleurs que dans certaines situations plus formelles de
communication et qui est valorisé selon Rey par « ceux
qui s'arrogent le monopole du discours de la culture ». Selon lui,
en France, cet usage est celui de l'écriture et de l'écriture
littéraire. C'est, en somme, l'usage écrit transposé directement à
l'oral que la pédagogie centrée sur le code a souvent tendance à
valoriser de façon absolue, sanctionnant et perpétuant en même temps le
mythe du bon français unique.
La promotion d'un tel usage érigé en
norme s'accompagne généralement d'attitudes prescriptives et puristes
qui se traduisent par la condamnation des autres usages. Ces attitudes
résultent peut-être en partie de la nécessité inconsciemment ressentie
par l'école du choix exclusif d'un seul usage. La tendance de la
pédagogie traditionnelle à se fermer aux usages oraux s'explique aussi
par les préjugés sociaux défavorables que le purisme entretient à
l'égard de ces usages et de ceux qui les utilisent. L'ouverture de
l'école à ces usages réels est perçue comme dangereuse, car cela
risquerait sans doute de remettre en cause l'existence et l'intérêt d'un
seul français oral, reproduction du français écrit. Si, de ce point de
vue, l'école s'écarte et se retranche de la réalité sociale dont elle
fait partie, c'est sans doute, d'une part, par souci d'une normalisation
fondée sur la vision simpliste et moralisante d'un bon et d'un mauvais
français et, d'autre part, aux fins de changement du niveau d'une
population donnée, considérée à tort comme linguistiquement
sous-développée.
Il y a lieu de dénoncer, en plus de ses
fondements inacceptables, quelques conséquences négatives de cette
orientation. D'abord, l'imposition d'une norme artificielle à la parole
orale favorise une pédagogie qui peut difficilement permettre aux
écoliers de développer leur maîtrise des fonctions et des usages divers
de la langue parlée. Théoriquement, cela ne les habilite au mieux qu'à
lire un texte écrit à haute voix, une fois qu'ils ont appris à lire. Il
faut bien reconnaître que, à l'extérieur de l'école, cette activité ne
se réalise que rarement pour la très grande majorité des personnes, ce
qui ne peut justifier l'importance accordée au développement de cette
habileté.
Cette norme artificielle présente une
difficulté supplémentaire dans l'apprentissage de la lecture. En effet, à
cause de l'écart entre la performance linguistique orale spontanée de
l'enfant et le texte écrit, même de niveau correct, écart largement
augmenté quant il s'agit de la plupart des textes de niveau littéraire,
on voit mal comment le recours à l'écrit oralisé pourrait faciliter les
débuts de l'apprentissage de la lecture. D'une part, en effet, lire ne
consiste pas à oraliser ou à subvocaliser un texte écrit, mais à en
trouver directement le sens (Smith, 1971). D'autre part, l'enfant fait
deux apprentissages à la fois : il apprend à utiliser activement un
oral soutenu en même temps qu'il essaie de trouver un sens à l'ensemble
de lettres et de mots écrits qu'il a sous les yeux. « Pour la
plupart des enfants, conclut Labov (1974 : 104), la stratégie la
plus efficace pour apprendre à lire consiste à ajuster l'enseignement au
système phonologique de l'enfant et non l'inverse ».
Dans une pédagogie centrée sur le code,
l'école considère habituellement que la langue parlée non seulement par
l'enfant mais également par la société environnante qui lui a servi de
modèle linguistique naturel est inacceptable et devrait être rejetée.
Elle entreprend alors un effort de déracinement qui ne peut réussir,
imparfaitement d'ailleurs, qu'auprès d'une minorité d'enfants. Une telle
tentative risque de conduire soit à l'aliénation sociale de l'individu
soit à un rejet plus ou moins grand et plus ou moins explicite de
l'école de la part des enfants et particulièrement des adolescents.
Une telle approche contribue également à
la discrimination des enfants des classes sociales défavorisées, dont
les performances linguistiques, sans être inférieures, sont en général
plus éloignées des performances standard exclusivement privilégiées par
l'école. Cette discrimination apparaissait déjà comme arbitraire et
injuste dans la théorie du déficit linguistique de ces enfants,
théorie en vigueur durant les années cinquante et soixante. Elle devient
encore plus injustifiée dans la perspective des différences linguistiques mises de l'avant par les recherches psycholinguistiques des années soixante-dix.
L'orientation normative conduit très
souvent à une pédagogie centrée sur la langue et à une programmation
atomistique et artificielle des éléments linguistiques à enseigner.
L'effort pédagogique porte alors sur les formes linguistiques plutôt que
sur le sens véhiculé ou les fonctions des messages. On dissocie ainsi
l'outil de sa fonction, et l'activité langagière de son sens. Une telle
dissociation ne favorise pas l'intégration des variantes enseignées ni
la motivation à lire, à écrire ou à s'exprimer oralement.
La centration sur le code plutôt que sur
son utilisation conduit de la sorte à ne pas utiliser deux facteurs
importants de tout apprentissage langagier : l'activité langagière
de l'enfant et sa compétence linguistique.
Petiot et Marchello-Nizia (1972 :
111) soulignent que dans la plupart des ouvrages de grammaire
« l'élève n'apparaît que comme le destinataire des impératifs qui
annoncent les exercices »... et qu' « il arrive cependant très
rarement que l'élève soit cité en tant que locuteur : mais c'est
toujours pour être condamné comme auteur de phrases incorrectes ».
Une telle pratique repose sur une certaine passivité des élèves,
implicitement considérés par ailleurs comme ayant des performances
linguistiques homogènes. Pourtant les études sur le développement du
langage démontrent que ce développement est le produit de communications
voulues et désirées entre les enfants et les personnes de leur
environnement « Use of language proceeds from intention to
convention » conclut McShane (1981), alors que l'école procède
malheureusement à l'inverse, c'est-à-dire des conventions linguistiques
aux intentions de communication; intentions de plus, presque toujours
artificielles et imposées ou suggérées par le maître.
L'école centrée sur le code a trop
souvent tendance à ignorer ou à dévaloriser, parce que non conforme à la
norme puriste, le langage de l'enfant qui arrive à l'école. Centrée
exclusivement sur une langue mythique idéalisée, elle considère tout
écart à l'écrit oralisé comme une faute ou une erreur. Cette conception
qui s'exprime en termes de moralité ou de logique ne résiste pas à
l'analyse, du moins en ce qui concerne le langage oral des enfants d'âge
scolaire. En effet, les écarts relevés dans les discours des enfants
tiennent, comme nous l'avons vu, à deux types de causes possibles :
l'appropriation de la langue pariée par les adultes du milieu ambiant
ou l'apprentissage en cours des règles du système linguistique. Dans un
cas comme dans l'autre, ce langage ne peut être déprécié ni d'un point
de vue moral, ni d'un point de vue logique.
Ce point de vue négatif fait oublier à la
pédagogie centrée sur le code que l'enfant normal de quatre-cinq ans a
développé une compétence linguistique impressionnante, comme le
démontrent ses réalisations de l'accord oral en genre de l'adjectif
attribut. Pourtant, à la fin de six années de scolarisation, plusieurs
enfants ne maîtrisent pas dans leurs textes écrits les règles d'accord
simple et la morphologie écrite des adjectifs courants. N'est-ce pas
étonnant? Dans un cas, l'apprentissage s'est fait par l'utilisation du
langage en situation de communication. Dans l'autre, l'école veut qu'il
se fasse à partir d'un apprentissage explicite de règles de grammaire et
d'un raisonnement hypothético-déductif dont l'inutilité pour l'enfant
du primaire apparaît clairement.
Pour s'en rendre compte, on n'a qu'à
rappeler le déroulement schématique du raisonnement proposé pour savoir
comment écrire le mot « bleu » dans la phrase : « La
nuit est bleue. »
|
Questions |
Réponses |
1. |
Quelle est la nature du mot bleu? |
Adjectif qualificatif. |
2. |
Comment s'accorde l'adjectif qualificatif? |
En genre et en nombre avec le mot qu'il qualifie4. |
3. |
Quel mot bleu qualifie-t-il? |
Le mot nuit. |
4. |
Quels sont le genre et le nombre de nuit? |
Féminin singulier. |
5. |
Comment se marque le féminin de bleu? |
En ajoutant -e à la fin. |
6. |
Comment doit-on alors écrire bleu? |
Bleue. |
Une pédagogie de l'écrit serait sans
doute plus efficace si, plutôt que de condamner les variantes légitimes
des enfants ou leurs généralisations langagières normales et de partir
alors de textes d'auteurs et de grammaires abstraites, elle s'appuyait
d'une part sur les éléments communs au code oral et écrit déjà maîtrisés
par les enfants et d'autre part sur les discours de ceux-ci. L'enfant
du primaire comprend en effet très facilement que bleue prend un -e puisque à l'oral il dirait : « la nuit est belle » et non pas « la nuit est beau ».
4 Pour simplifier, on a omis ici les notions d'attribut et d'accord de l'attribut. [retour au texte]
Enfin, la perspective centrée sur le code
accentue et met en relief les fautes d'orthographe faites par les
enfants ou, à ce titre, par les usagers en général. Elle développe une
tendance plus ou moins marquée à ne repérer que les écarts par rapport à
la norme et à ne pas s'intéresser aux parties des performances qui sont
conformes à la nomme. Il s'agit trop souvent d'une pédagogie de la
faute et d'un enseignement uniquement prescriptif. Cette tendance
contribue à diminuer l'importance du contenu et des fonctions
(expression, communication, etc.) en mettant l'accent sur la correction
orthographique. Pour que l'enfant ne commette pas de fautes, on utilise
abondamment la dictée et la copie du modèle, centrée sur le code et non
sur son utilisation, qui est ainsi absente ou indûment retardée.
Cet éclairage négatif favorise à
intervalles plus ou moins réguliers, de génération en génération et dans
plusieurs pays, l'éclatement de « crises » concernant la
qualité de l'enseignement de la langue maternelle. À ce sujet, Hopper
(1975) a retrouvé des textes de 1933, 1905, 1730 et 1689 qui critiquent
l'insuffisance des connaissances orthographiques et linguistiques des
enfants qui sortent des écoles ou des collèges! Aussi longtemps qu'il
n'y aura pas simplification de l'orthographe, les fautes d'orthographe
continueront à exister chez les enfants et... chez les adultes. Et tant
que l'on restera dans une perspective sociale et pédagogique centrée sur
le code, les générations d'adultes oublieront les difficultés
d'apprentissage qu'ils ont eues et leurs propres fautes d'orthographe
pour critiquer la qualité de l'enseignement du français donné à leurs
enfants.
Ces considérations et d'autres expliquent
la remise en question, depuis une dizaine d'années, de la pédagogie
traditionnelle de la langue maternelle et le rejet de ses fondements
linguistico-normatifs. À une pédagogie de la langue succède
progressivement une pédagogie de la parole, centrée sur l'utilisation de
la langue.
2.2 Pédagogie centrée sur l'utilisation du code
Cette pédagogie s'inspire davantage des
perspectives sociolinguistiques et fonctionnelles concernant la langue
et le langage. Elle admet le caractère arbitraire de tout code
linguistique et la coexistence des variétés d'usage. Elle considère que
ces variétés sont acceptables en fonction des circonstances
géographiques, culturelles et sociales différentes de même qu'en
fonction des diverses situations de communication. Elle vise aussi
l'appropriation du français standard, mais avec une démarche qui n'est
pas centrée sur la langue, mais sur la parole, c'est-à-dire
l'utilisation du code par l'écolier.
Elle reconnaît l'importance des fonctions
de la langue et des objectifs poursuivis par le locuteur d'une part
comme conditions nécessaires des apprentissages linguistiques et d'autre
part comme facteur de variation linguistique. Il s'agit d'une pédagogie
visant à développer non pas les connaissances linguistiques, mais les
habiletés à réaliser les fonctions langagières, dont, en particulier et
surtout, celle de la communication, en tenant compte des différents
paramètres de cette dernière : intention, locuteur, contexte
situationnel, code oral ou écrit, interlocuteur, thème ou sujet. Elle
exige de fait des situations de communication signifiantes pour l'enfant
à partir desquelles et grâce auxquelles ce dernier développera sa
compétence langagière. Elle encourage davantage les interactions
verbales entre les enfants et entre les enfants et l'enseignant.
Une telle approche a le mérite de
réintroduire dans les apprentissages les dimensions psycholinguistique,
sociologique et situationnelle absentes en général de l'approche fondée
sur une conception normative de la langue. Il faut cependant reconnaître
qu'elle présente certaines difficultés.
Les fondements théoriques n'en sont pas
très explicités, ni très développés. La pragmatique, les théories de
l'énonciation, l'analyse de discours, les modèles psycholinguistiques
d'apprentissage du langage n'ont pas atteint un degré d'universalité et
de développement suffisants pour que les pédagogues y puisent des
données directement utiles ou sûres pour l'aménagement pédagogique. À
titre d'exemple, mentionnons simplement le nombre impressionnant de
schémas de la communication et de taxonomies des fonctions discursives.
Il en résulte un certain flottement terminologique et conceptuel et des
difficultés d'application au niveau pédagogique.
Ces difficultés peuvent conduire, surtout
à l'oral, vers une pédagogie exclusivement centrée sur l'expression
personnelle et l'intercompréhension dans les situations de communication
immédiates. Une telle orientation peut être reliée à une volonté
idéologique, sociale ou personnelle, que véhiculent certains discours
théoriques et qu'auraient de rares enseignants, de promouvoir davantage
la libération de la parole et l'émancipation des classes populaires que
l'acquisition de la langue standard. Cette orientation peut se nourrir,
au plan individuel, de l'opposition langue-parole et, au plan social, de
l'opposition langue de la bourgeoisie langue du prolétariat, en
promouvant les dernières.
De façon plus générale, l'enseignement de
la langue maternelle, d'inspiration communicative, éprouve des
difficultés à préciser le long du curriculum les objectifs d'ordre
linguistique ou même langagier, ces derniers demeurant souvent très
généraux et se répétant d'un niveau à l'autre. On parvient mal également
à intégrer aux situations de communication des objectifs ou des
activités d'ordre linguistique.
Ainsi le nouveau programme de français du
Québec (1979) met l'accent, en oral, sur les situations de
communication et les types de discours et ne propose pas d'éléments
d'apprentissage linguistique spécifiques. Les éléments d'apprentissage y
sont plutôt formulés en termes d'habiletés à utiliser l'un ou l'autre
des discours en fonction de l'intention de communication et des
caractéristiques de l'interlocuteur.
Le nouveau programme de français de la
Suisse (Besson et al., 1979) propose à l'oral de nombreux objectifs
d'ordre linguistique, mais ils sont poursuivis dans des ateliers de
langue très élaborés qui se déroulent, « pour l'essentiel,
indépendamment de l'activité-cadre » (p.
42) et sans tenir compte des activités langagières authentiques
proposées comme centrales dans la démarche pédagogique, mais très peu
développées dans le programme. En Belgique, le programme de
l'Enseignement libre reste fondé sur les contenus traditionnels de
l'enseignement du français alors que le programme de l'État propose
plutôt de « grandes intentions » (Tordoir, 1981) qui semblent toutefois recouvrir des objectifs d'ordre surtout linguistique.
La rénovation de l'enseignement du
français en France n'a pas échappé à ces difficultés comme en fait foi
la division de l'enseignement en deux temps, un temps de libération
(activités d'expression) et un temps de contrainte (exercices
d'apprentissage du code standard). Ainsi, écrivait Genouvrier
(1972 : 48), « les temps d'expression ressortissent à la
censure concrète, celle-ci se réalisant ou non selon les cas et selon la
pédagogie que l'on a adoptée » et « les temps d'apprentissage
au contraire relèvent de la censure abstraite, plus exactement du choix
opéré par le pédagogue sur les structures qu'il désire faire
acquérir ».
Ces difficultés constituent des indices à
l'effet qu'une pédagogie de la parole peut difficilement évacuer le
problème de la norme, malgré l'affirmation de Petiot et Marchello-Nizia
(1972 : 113) :
« Loin du locuteur idéal de Chomsky
et de la pratique normative du manuel, la linguistique du discours
introduit, dans l'étude de la pratique langagière discursive, les
conditions et les processus de production de discours. La prise en
considération de ces deux directions de recherche permet de déplacer le
problème de la norme scolaire et par là même de le dépasser. »
Au contraire, soutient Rey (1972 :
18), « c'est précisément la pédagogie [...] qui fournit à
l'attitude normative sa justification la plus forte. Dans ce domaine
[...] une définition univoque de l'usage à transmettre est
nécessaire : il s'agit de juger pour choisir et de choisir pour
enseigner [...] ».
En effet, on voit mal comment récole et
le système scolaire peuvent se dispenser de proposer des objectifs de
développement et de performance aux enfants. Cette question est
antérieure et transcende les discussions de méthodologie et d'approche.
L'école ne peut se limiter à reproduire les situations naturelles de
communication vécues par l'enfant et se contenter du développement
naturel du langage sous peine d'être inutile, d'une part, et de ne pas
jouer son rôle de facteur d'égalisation des chances sociales, d'autre
part.
Une pédagogie centrée sur l'utilisation
du code a le mérite de considérer le code comme un moyen plutôt que
comme une fin. Cependant, elle doit déterminer de quel(s) code(s) il
s'agit et quelles) variation(s) elle va privilégier. Ne pas choisir
implique déjà un choix et apparaît comme inacceptable pour les parents
et la société en général qui ont naturellement tendance à réclamer un
retour à l'enseignement traditionnel, pourtant dépassé.
À la lumière des considérations
théoriques contenues dans la première partie de cet article et pour
essayer de dépasser l'opposition apparente d'une pédagogie de la parole
et d'une pédagogie de la langue, il y a lieu maintenant de réfléchir sur
les objectifs de l'école quant à l'enseignement de la langue maternelle
et de proposer quelques critères pour en déterminer les contenus
linguistiques.
3. |
Propositions d'objectifs et de contenus linguistiques pour l'enseignement de la langue maternelle |
3.1 Objectifs généraux de l'enseignement d'une langue maternelle
L'enseignement de la langue maternelle
constitue un des enseignements véhiculés par l'école. n n'entre pas dans
le cadre de cet article de bien distinguer ce qui relève de
l'enseignement du français de ce qui relève de l'enseignement des autres
matières, d'autant plus que le français partage avec d'autres matières
des objectifs communs et que les interactions verbales orales de même
que la lecture et l'écriture constituent des moyens importants
d'apprentissage et d'enseignement des autres matières. Ainsi, en
apprenant la distinction entre les notions de fleuve et de rivière,
l'enfant fait à la fois du français et de la géographie. En comprenant
la formulation d'un problème de mathématiques, il développe sa
compréhension des mathématiques et son habileté à lire. Nous ne
concevrons donc pas les objectifs généraux de l'enseignement du français
d'une façon étroite et spécifique mais plutôt dans la perspective plus
globale de l'intégration des apprentissages. Les objectifs, soit
spécifiques en français, soit partagés avec d'autres matières, sont
d'ordre communautaire et d'ordre individuel.
À cause des fonctions communautaires
d'une langue, l'école doit concourir à transmettre, protéger et
développer ce bien collectif que constitue une langue. L'enseignement de
la langue maternelle vise l'alphabétisation de la population et la
transmission des valeurs, de l'héritage culturel et des connaissances.
Elle vise également à préparer les individus à assumer le fonctionnement
efficace des communications institutionnalisées à l'intérieur de la
communauté nationale et à l'extérieur. Pour ce faire, elle doit
transmettre les variantes de la langue qui sont plus spécifiquement
reliées à ces fonctions, c'est-à-dire les éléments linguistiques propres
au code écrit et au registre oral qui permettent d'assurer ces
fonctions, ce qui implique dans plusieurs cas un français oral soutenu.
Au niveau individuel, l'école devrait
avoir comme objectif général de développer l'habileté à assurer les
fonctions individuelles du langage, autant les fonctions plus pratiques
et utilitaires que sont la communication, l'expression, la relation avec
autrui que les fonctions plus abstraites que sont les fonctions
référentielle ou informative, heuristique, poétique et métalinguistique.
Dans le cas des premières fonctions, un français oral populaire ou
courant est suffisant pour beaucoup de gens. Dans le cas des autres
fonctions, le français écrit correct s'avère utile, sinon indispensable.
Dans cette perspective, l'école doit
viser à augmenter le répertoire linguistique des enfants pour leur
donner la possibilité d'utiliser les variantes appropriées aux
situations de communication les plus diverses et d'assurer le plus
efficacement possible les fonctions auxquelles sert le langage. Ce
développement n'exige pas la suppression des variantes existantes
possédées par les enfants. La possibilité de la coexistence des usages
est en effet clairement démontrée par les recherches qui ont révélé
l'existence de variantes interchangeables chez les individus, même chez
des enfants très jeunes. La nécessité d'un répertoire étendu de
registres relève par ailleurs des exigences de l'intercompréhension.
Le choix d'un registre, formel ou
informel, courant ou soutenu, dépend en dernier lieu du locuteur, des
objectifs qu'il poursuit et de la situation de communication ou des
activités langagières qu'il suscite ou qui le sollicite(nt). L'école
doit donc respecter cette prérogative et organiser sa pédagogie de telle
sorte que l'enfant ait non seulement un répertoire étendu, mais aussi
qu'il sache s'en servir à propos et qu'il ait le goût de le faire.
Vouloir empêcher l'école, pour quelque
raison idéologique que ce soit, de viser à faire acquérir le code écrit
et le registre plus formel du code oral apparaît donc comme nuisible
pour l'individu dont le répertoire verbal serait alors limité et pour la
communauté qui en serait appauvrie. Vouloir, sous prétexte de purisme
ou de développement social, empêcher l'école, l'individu ou même
l'enfant d'utiliser une variété linguistique dialectale de registre
informel quand il le veut, pour assurer les fonctions langagières qu'il
désire, constitue également un appauvrissement du patrimoine
communautaire et une discrimination inacceptable.
Un des objectifs importants de
l'enseignement de la langue maternelle se situe précisément au niveau
des attitudes à développer concernant la variation linguistique. Les
attitudes pourraient être accueillantes et ouvertes par rapport aux
usages variés de la francophonie. Une telle ouverture peut se créer
concurremment avec le développement des jugements de l'enfant concernant
la grammaticalité (surtout à l'écrit), l'acceptabilité (surtout à
l'oral) et le caractère logique de différents énoncés, les siens comme
ceux des autres. Les activités expérimentées et proposées par Hopper
(1976) et que nous avons reprises récemment avec des professeurs du
primaire indiquent que les enfants même très jeunes (6-9 ans) peuvent
porter des jugements de grammaticalité, d'acceptabilité ou de logique
sur des énoncés courts à leur portée. Les enfants semblent également
capables de percevoir des ressemblances et des différences entre leur
dialecte et d'autres dialectes, entre le code oral et le code écrit,
etc. Des activités de ce type font percevoir objectivement, et non de
façon normative, la réalité des variations linguistiques. Elles
développent également une certaine conscience métalinguistique utile à
l'utilisation appropriée de ces variations.
En essayant de concilier les perspectives
normative, descriptive et fonctionnelle sur la qualité de la langue de
même que la pédagogie centrée sur le code et celle centrée sur
l'utilisation de ce dernier, on peut affirmer qu'en général une
performance linguistique est de qualité quand il s'agit de l'utilisation,
en fonction des objectifs visés et selon les circonstances ou les
situations, d'éléments linguistiques conformes au code, à la variété ou
au registre approprié.
En d'autres termes, si l'on définit la langue
comme étant l'ensemble des éléments linguistiques communs aux individus
d'une collectivité pour permettre l'intercompréhension et la parole
comme l'utilisation de ces éléments à des fins de communication ou à
d'autres fins, il ressort clairement que la pédagogie de la langue
maternelle ne peut ignorer ni l'aspect de la langue, ni l'aspect de la
parole. L'opposition entre une pédagogie centrée sur le code et une
pédagogie centrée sur l'utilisation de ce dernier apparaît dépassée au
profit d'une synthèse en voie de se définir théoriquement et cherchant à
se réaliser concrètement.
Cette synthèse oriente l'enseignement de
la langue maternelle vers le développement, chez les enfants,
d'habiletés à utiliser le code de façon réceptive et productive en
fonction des objectifs visés par l'utilisateur et en tenant compte, s'il
s'agit de la fonction communicative, du message à transmettre, de même
que des circonstances et des interlocuteurs en cause. Cette synthèse
pose comme un des objectifs de l'enseignement que les enfants auront à
maîtriser, en fonction des situations et des buts visés, les usages
linguistiques acceptés par la collectivité, y compris l'usage
privilégié. Cela implique que l'on vise à la conformité orthographique
et grammaticale avec le code standard dans les situations de
communication écrite qui l'exigent.
3.2 Réflexions sur les contenus d'ordre linguistique
L'orientation générale ainsi dégagée
retient les préoccupations d'ordre linguistique de la pédagogie centrée
sur la langue mais en élimine les aspects puristes ou étroitement
normatifs de même que la centration sur le code. De l'autre orientation
pédagogique, elle retient, par contre, la centration d'ordre langagier
sur l'utilisation du code et déplore la pauvreté relative des contenus
d'ordre linguistique ou la difficulté de les intégrer. Sans toucher aux
aspects d'une démarche pédagogique qui faciliteraient cette intégration5,
la dernière partie de cet article présente des éléments d'une réflexion
qui permettrait de mieux cerner, de façon générale, la question des
contenus linguistiques. La réflexion porte sur les éléments
linguistiques reliés d'abord aux activités de compréhension puis aux
activités de production et propose dans un dernier temps des critères de
détermination d'éléments linguistiques oraux à développer, cet aspect
semblant être celui qui présente le plus de difficultés.
5 À cet effet,
l'activité d'« objectivation » proposée par le programme de
français du Québec (1979) présente beaucoup d'intérêt. [retour au texte]
3.2.1 Activités de compréhension
On peut considérer que, en général, le
milieu ambiant fournit à l'enfant un matériau linguistique oral
diversifié comprenant plusieurs registres. Ainsi le cadre familial et
les groupes d'amis présentent surtout un français informel, courant ou
populaire. Les médias électroniques, radio, télévision, cinéma,
apportent le registre plus formel, un français oral très souvent
soutenu, et quelquefois d'autres variétés dialectales. L'école n'est
plus le seul moyen d'accès possible au registre soutenu. Pour les
enfants « normaux », les problèmes de discrimination auditive
et de compréhension de ce registre pour des énoncés à leur portée ne se
poseraient plus à leur arrivée à l'école. L'objectif ici ne peut pas
être de corriger ou de remédier, mais plutôt de consolider et développer
leurs habiletés à comprendre différents types de discours et de
susciter leur intérêt pour ces derniers.
À l'oral, il s'agit d'aider les enfants,
en fonction de leur âge, à intégrer de nouveaux mots, à structurer les
champs sémantiques et lexicaux qu'ils possèdent déjà, à comprendre des
structures, des phrases et des discours plus longs, plus complexes ou
plus abstraits. Il y a lieu, après vérification de leur compréhension de
messages simples, de développer leur compréhension de messages plus
élaborés, véhiculés par différents types de discours comme ceux proposés
par le nouveau programme de français du Québec (1979) :
expressifs, ludiques, informatifs, incitatifs.
Le développement de ces habiletés se fait
certainement par l'élargissement des formes et des structures
linguistiques comprises par l'enfant. Il se fait également à partir des
éléments linguistiques qu'il possède déjà et des discours qui sont
fréquents dans son univers sonore que ce soit à la télévision, avec ses
parents et en famille ou avec les autres enfants, dans le quartier ou
dans la salle de classe. L'importance des habiletés d'écoute est
largement révélée par le fait que, dans une journée régulière, l'adulte
moyen consacre volontairement ou non beaucoup plus d'heures à écouter
qu'à lire, écrire ou même parler. Les habiletés d'écoute critique
positive deviennent essentielles autant dans la vie personnelle que dans
la vie professionnelle des individus.
Ces habiletés, reliées par ailleurs à
d'autres facultés comme l'intelligence et la mémoire, sont
vraisemblablement de nature suffisamment profonde pour que l'on soit
justifié de concevoir qu'elles sont fondamentalement les mêmes, peu
importe la langue utilisée ou les variétés d'une même langue utilisées.
Si cela s'avère fondé, le développement de l'écoute peut se faire à
partir de discours de registre courant ou populaire. En outre, dans la
mesure où les habiletés de compréhension et de critique sont communes à
l'écoute et à la lecture, le développement des habiletés d'écoute de
discours utilisant le registre le plus familier à l'enfant favoriserait,
par transfert, les habiletés de compréhension et de lecture critique
des textes écrits.
L'ouverture de l'école aux registres
courant et populaire parlés par les enfants, et souvent par le
professeur lui-même d'ailleurs, est fondée sur les considérations
d'ordre sociolinguistique et fonctionnel que nous avons vues. Elle
s'appuie également sur des préoccupations d'efficacité pédagogique. En
effet, les enfants apportent eux-mêmes des variations linguistiques de
différents registres, des façons de dire différentes qui, discutées et
mises en commun, contribuent à augmenter le répertoire d'éléments
linguistiques à la disposition de chaque enfant.
Cette mise en commun qui peut se faire, notamment pour le lexique, sous forme de brainstorming,
peut facilement aboutir, au niveau du code, à une structuration
sémantico-linguistique des acquis (voir, par exemple, Tarrab, 1981). Ces
apports sont peu coûteux en termes d'équipement, de manuels et de
déplacements parce qu'ils peuvent faire partie, si on les accepte ou si
on les suscite, de la vie habituelle de la classe. Ils sont susceptibles
d'être efficaces parce qu'ils impliquent directement les enfants
euxmêmes sans artifice, ni simulation, dans des interactions verbales
qui peuvent être authentiques.
Au fur et à mesure de la scolarisation et
de l'alphabétisation, les discours et les éléments linguistiques
apportés par les enfants vont s'enrichir. La comparaison par les enfants
des variations de codes, de variétés et de registres peut contribuer à
aider le développement de la compréhension de discours oraux soutenus.
L'école peut augmenter ainsi la familiarité des enfants avec ce registre
et aider à développer progressivement leurs capacités d'écoute de même
que la qualité et le niveau de leur compréhension orale. Pour que
l'enfant passe de l'écoute des dessins animés, pour la plupart en
français oral soutenu, à la compréhension des informations télévisées,
la maturation joue certes un rôle nécessaire, mais la scolarisation peut
également constituer un facteur important.
Quant à la compréhension du code écrit,
inutile de s'y attarder beaucoup, puisque l'école reconnaît là un de ses
objectifs premiers. Une des incidences que la question de la norme peut
avoir sur l'apprentissage de la lecture se situe par rapport aux
différences entre le registre oral courant ou populaire et le code écrit
de registre correct.
Plus les premiers textes présentés aux
enfants pour qu'ils apprennent à lire sont près de la langue qu'ils
possèdent, plus l'apprentissage du déchiffrage d'un texte se fait
facilement et rapidement. Malgré les écarts inévitables entre les deux
codes, il est possible, tout en respectant l'orthographe correcte, de
faire en sorte que les textes proposés évitent le plus possible les
différences. La meilleure façon de le faire et de s'assurer que le sens
du texte à déchiffrer soit connu des enfants consiste à présenter la
version écrite d'un énoncé ou d'une suite d'énoncés produits par les
enfants eux-mêmes.
Le degré d'édition et de correction des
énoncés fait alors par le professeur peut varier. Ainsi, certains ne
respecteront que l'orthographe, et écriront : « il aime pas
ça ». D'autres corrigeront en plus la morphosyntaxe et écriront.
« il n'aime pas ça ». D'autres enfin voudront
n'accepter que des énoncés de registre correct et modifieront des
éléments lexicaux ou stylistiques pour présenter : « il n'aime
pas cela ». Ces trois façons me semblent acceptables sur un plan
normatif.
Il serait sans doute intéressant, sur une
base uniquement expérimentale, de voir dans quelle mesure la
transcription temporaire la plus directe possible des réalisations
morphophonologiques du français courant dans les débuts de
l'apprentissage de la lecture ne favoriserait pas ce dernier,
particulièrement chez les élèves qui éprouvent des difficultés. La
tendance la plus répandue à l'heure actuelle procède à l'inverse en
essayant de faire intégrer de façon active les réalisations orales de
registre soutenu. Cela ne me semble guère utile puisque la lecture est
une activité de compréhension et que les enfants comprennent ce registre
oral. S'ils ne le comprennent pas, alors l'approche de la
familiarisation de l'enfant à l'oral soutenu pour des fins
d'apprentissage de la lecture devrait se limiter aux seuls aspects de la
compréhension orale sans viser l'appropriation des habiletés de
production.
Une fois les habiletés de base acquises,
les styles de textes lus devraient être de plus en plus variés et
difficiles. Sans minimiser l'importance des discours littéraires, les
autres discours ont droit de cité à l'école, à cause de leur importance
pour la réalisation des différentes fonctions du langage. Ainsi la bande
dessinée, le discours juridique, l'article de journal, les recettes de
cuisine, les instructions pour faire du bricolage, le message
publicitaire, les affiches, etc., constituent des textes écrits de
spécialisation et de style différents que le citoyen de demain doit
apprendre à déchiffrer, à comprendre et à évaluer.
Quant aux textes littéraires, plusieurs
professeurs s'interrogent sur la place à accorder à la littérature
« régionale d'expression française » par rapport à la
littérature « française ». Certains, dans une perspective
normative, déplorent la présence, dans les programmes de niveau
secondaire ou collégial, d'oeuvres écrites en français dialectal et plus
particulièrement en « joual ». Ils regrettent la valorisation
ainsi accordée à cette variété dialectale et stylistique et en
craignent la propagation. Ils estiment également que cette présence
entre en contradiction avec leurs objectifs d'enseignement d'un français
standard.
Cependant, il faut reconnaître que
l'écriture de ces textes est en général correcte, sauf quand l'écrivain
juge nécessaire ou utile de transcrire le plus fidèlement possible la
réalité orale du français parlé par les personnages qu'il met en scène.
La variété ainsi reproduite graphiquement comprend des éléments
dialectaux, mais aussi des éléments d'un français oral courant commun à
la francophonie.
Au fond, ce qui est rejeté alors
implicitement et explicitement, c'est la variation orale. Un tel rejet
témoigne de l'attitude prescriptive que nous avons déjà contestée. Que
l'écriture littéraire utilise la variété et le style souhaités pour
atteindre les fonctions stylistiques ou autres désirées constitue un
phénomène non seulement acceptable, mais à respecter.
La question « faut-il enseigner une
écriture oralisante? » est cependant différente, car elle implique
l'aspect de production de messages.
3.2.2 Activités de production
C'est surtout par rapport à la production
des messages plutôt que par rapport à leur compréhension que se situe
la question du choix des variantes linguistiques à enseigner. Une raison
en est sans doute que la production, sans que l'on sache précisément
pourquoi, semble plus complexe et plus difficile puisque sa maîtrise
suit toujours celle de la compréhension et que le répertoire
linguistique actif est plus limité que le répertoire passif. Une
deuxième explication serait que la production, au contraire de la
compréhension, aboutit à un produit visible ou audible que
l'interlocuteur ou la société peut juger et évaluer plus facilement.
Une dernière raison, pour le code écrit
du moins, serait que le système orthographique et grammatical est d'une
telle complexité, en lui-même et quant à ses relations avec le code
oral, qu'il faut y consacrer un temps très sinon trop considérable.
Comme il y a, en plus, beaucoup d'autres apprentissages scolaires à
réaliser, il semble réaliste, en vue de la détermination des contenus
linguistiques à enseigner aux niveaux primaire et secondaire, de
proposer trois principes de base : l'économie, l'utilité et la
productivité.
Le principe d'économie demande que l'on
ne vise à faire acquérir la maîtrise que d'une variété et d'un registre
de cette variété; ou, à tout le moins, que l'on s'assure de la maîtrise
d'une variété et d'un registre avant d'en proposer d'autres. Le principe
d'utilité suppose qu'il faut choisir la variété et le registre les plus
répandus et les plus acceptés pour réaliser les fonctions langagières
impliquées.
Le principe de productivité signifie que
l'on concentre les efforts sur les éléments linguistiques qui se situent
à des niveaux plus « fondamentaux » que d'autres et qui
d'ailleurs sont généralement en nombre plus limité. Il s'agit des
éléments structuraux phonologie, morphologie et syntaxe que l'on
considère comme des classes fermées par rapport aux éléments lexicaux
qui constituent une classe considérée comme ouverte.
Par rapport au français écrit, ces
principes s'appliquent très bien. Il est en effet facile de constater
que le français écrit correct, de préférence aux registres
familier/populaire ou littéraire, est le plus répandu et le plus accepté
dans l'ensemble de la francophonie et dans chaque communauté nationale
ou régionale. Cela, je pense, règle par la négative la question de
l'enseignement d'une orthographe ou d'une morphosyntaxe familière ou
« joualisante ». De même le style littéraire, avec par exemple
ses passés simples et ses imparfaits et plus-que-parfaits du
subjonctif, ne peut constituer un objet d'enseignement premier. Il est
intéressant par ailleurs de constater que les deux registres
« extrêmes » peuvent coexister dans le discours littéraire qui
peut faire l'objet, pour certains élèves et après l'appropriation du
niveau correct, d'un apprentissage actif.
Le choix du niveau écrit correct ne pose
pas de problème quant aux composantes structurales de la langue ni, dans
l'ensemble, quant à la composante lexicale. Cependant, certains termes,
en quantité limitée, ne figurent pas aux dictionnaires standard. C'est
le cas notamment des dialectalismes, qu'ils soient communs à plusieurs
régions et pays ou particuliers à certains. Pour des raisons d'économie
et d'utilité, il me semble que l'école doit enseigner à écrire les
dialectalismes du pays en respectant l'usage orthographique habituel
s'il existe ou en créant l'usage dans les rares cas contraires.
Il m'apparaît acceptable que l'école,
dans plusieurs cas, ne tienne pas compte des condamnations de certains
dialectalismes, ou expressions propres à une communauté, considérés par
les puristes comme des anglicismes, des néologismes, des barbarismes ou
autres -ismes. Très souvent, il s'agit de mots fréquents désignant des
réalités quotidiennes à propos desquelles d'ailleurs les enfants peuvent
vouloir plus facilement écrire qu'à propos de thèmes proposés ou
imposés par l'enseignant. Place donc, n'en déplaise pour certains mots
aux derniers actes « normatifs » de l'Office de la langue
française du Québec (1981), à des mots comme : hot-dog, hamburger,
root beer, fins de semaine, popsicle, nettoyeur, arrêt, etc.
Dès le primaire, il importe de faire
écrire aux enfants différents types de message, dont en particulier les
types qu'ils rencontrent le plus souvent En effet, ces messages peuvent
renforcer et consolider les acquisitions linguistiques faites et
stimuler l'acte d'écrire en illustrant pour les enfants futilité de cet
acte, loin d'être évidente, pour de jeunes enfants. On peut mentionner
dans cette catégorie les affiches, les panneaux-réclame, les bandes
dessinées, les messages publicitaires, les chansons, les comptines, etc.
Il est utile et intéressant de réaliser différents types de discours
(informatif, expressif, etc.) et de faire acquérir alors les éléments
linguistiques qui y sont particulièrement fréquents et qui contribuent à
les caractériser.
Dès la fin du secondaire, mais surtout
aux niveaux collégial et universitaire, (étude des discours spécialisés
s'impose en fonction des choix et des orientations professionnelles de
chacun. à faut apprendre ce qu'on peut appeler le style juridique,
commercial, technique, administratif, scientifique, littéraire, etc.,
pour être en mesure de produire des textes qui sont requis par les
études dans ces disciplines ou par l'exercice des métiers et professions
qui y sont reliés.
Par rapport à la production de messages
oraux, les problèmes de choix sont plus complexes et plus difficiles à
cause en particulier de l'absence de norme prescriptive unique. Il y a
d'abord lieu de considérer la compétence linguistique de l'enfant qui
arrive à l'école. Il est évident que, en plus des considérations
sociolinguistiques et fonctionnelles que nous avons mentionnées, les
principes d'économie et d'utilité s'appliquent à rebours pour refuser
toute tentative de radiation des formes linguistiques dialectales ou de
registre courant ou populaire déjà maîtrisées par les enfants.
De façon plus positive, on peut croire
que l'utilisation de ces formes, alliée à la maturation et aux apports
scolaires, contribue au développement linguistique, langagier, cognitif
et social des enfants d'âge scolaire. Ainsi Stern (1981) suppose que les
habiletés d'expression orale en suisse allemand sont transférables au
niveau des discours écrits en allemand standard et fait l'hypothèse que
la maîtrise du « oral narrative style [...] facilitates the
acquisition of literacy » (p. 35). Enfin,
ces formes sont nécessaires sinon indispensables à la réalisation des
interactions verbales entre enfants et avec l'enseignant qui sont si
importantes pour les apprentissages humains et scolaires.
En considérant le degré de développement
linguistique des enfants à leur entrée à l'école, l'absence de norme
prescriptive en oral et le poids de l'influence linguistique du milieu
ambiant, certains sont portés à penser qu'il n'y a pas lieu de fixer des
objectifs linguistiques à l'enseignement de l'oral, mais des objectifs
uniquement langagiers, sinon aucun objectif du tout.
Pourtant plusieurs recherches (revues
notamment par Palerrno et Molfese, 1972) qui ont porté sur la langue
parlée des enfants d'âge scolaire révèlent que le développement
linguistique, malgré qu'il soit très avancé, n'est pas terminé à l'âge
de cinq ans et que « d'importantes acquisitions syntaxiques apparaissent dans le langage de l'enfant bien après qu'il ait atteint » (p.
415) cet âge. Les recherches faites au Québec (Gagné, Pagé et coll.,
1981a) indiquent que l'enfant développe et modifie ses performances
orales au moins aux niveaux du vocabulaire, de la morphologie et de la
syntaxe jusqu'à 12 ans et même plus tard. Ces recherches n'ont pas
réussi à isoler la maturation reliée à l'âge des effets de la
scolarisation, mais on peut penser que les deux contribuent à cette
évolution et que l'influence de l'école n'est pas négligeable.
Ainsi, la recherche de Hébert (Hébert,
Gagné et Barbaud, 1981) a relevé l'évolution de l'emploi des éléments de
morphologie orale standard du genre chez des enfants québécois de la
maternelle à la sixième année du primaire. L'appropriation active des
marques standard qui constituent souvent des exceptions, comme par
exemple du (les enfants utilisent souvent de le), [dez] des oeufs,
prononcé [dez:f], se fait pour la majeure partie durant la
scolarisation primaire. À la fin du primaire même, plusieurs marques
n'étaient pas encore utilisées dans la situation de testing par plus de
70 % des enfants. Il s'agit surtout d'alternances reliées à des éléments
lexicaux plutôt que structuraux, comme : [ns] un os ~ [dezo] des os; [ilsãva] il s'en va ~ [ilsãv] ils s'en vont; [ilst] il se tait ~ [ilst:z] ils se taisent; [ilet] il éteint ~ [ilzet:]
ils éteignent. Il y a donc place à l'école primaire pour des objectifs
de développement linguistique de l'oral en vue de l'acquisition active
des structures morphosyntaxiques adultes.
De façon plus générale, il est utile
d'augmenter le répertoire actif des éléments linguistiques à la
disposition des enfants en vue d'un élargissement des situations et des
registres de communication où ils pourront être à l'aise et réussir
leurs productions verbales en atteignant les objectifs qu'ils se sont
fixés. L'accroissement du répertoire verbal augmente les possibilités
d'adaptation de l'usager aux différentes situations de communication et
aux fonctions variées d'utilisation de la langue parlée. Enfin, l'école
fournit ainsi l'occasion à tous les enfants de s'approprier l'usage oral
privilégié par la collectivité.
Il s'agit pour l'école, sans porter de
jugement de valeur sur les différents usages et sans vouloir éliminer
les usages spontanés et légitimes, de fournir des occasions
d'utilisation des éléments entendus et compris, qui font partie de la
compétence passive des enfants. L'objectif n'est pas de remplacer un
usage par un autre, mais plutôt de familiariser l'enfant avec
l'utilisation d'un usage soutenu.
L'exigence ne pourra pas être que cet
usage soit employé partout et toujours, que ce soit à la maison, dans la
rue ou en classe. L'école doit respecter l'autonomie et la liberté
individuelle du choix des éléments linguistiques à utiliser en fonction
des paramètres fonctionnels et situationnels de la communication. Ce
respect est nécessaire pour favoriser chez l'enfant l'utilisation spontanée et alors nécessairement volontaire des éléments linguistiques conformes au code approprié en fonction des situations de communication et des objectifs poursuivis.
En résumé, au niveau du code écrit, les
éléments linguistiques à proposer aux enfants présentent relativement
peu de problèmes de choix. Au niveau de l'oral, la détermination des
éléments linguistiques précis dont le maître pourrait favoriser
l'acquisition en compétence active devient plus complexe et nécessite
l'utilisation de critères explicites. Ceux qui sont développés ci-après
constituent un premier effort de réflexion en ce sens.
3.2.3 |
Quelques critères de détermination d'éléments linguistiques oraux à développer |
Le principe général d'économie présenté
plus haut s'applique dans l'opération de détermination des éléments
oraux à privilégier. Essentiellement, il signifie ici que l'on n'a pas
plus d'un registre ou d'une variété à développer à la fois chez les
enfants, et qu'il y a lieu de penser en termes de priorités. Cela
implique qu'il est possible qu'il faille pour le maître varier ses
objectifs en fonction de chaque enfant ou de chaque groupe d'enfants
puisque les enfants ne sont pas tous au même niveau. Une telle
adaptation, on le conçoit, n'est pas aisée et nécessite, d'une part, des
outils d'observation qui ne sont pas encore à la disposition du maître
et, d'autre part, une pédagogie de la parole, qui est nouvelle pour la
plupart des enseignants.
Le premier critère serait celui de la
non-marginalisation de certains enfants par rapport au groupe. Il y a
toujours des enfants au début de la scolarisation qui n'ont pas intégré
certaines prononciations et qui continuent pour certains éléments à
utiliser des formes enfantines caractéristiques d'enfants plus jeunes.
On dit qu'ils continuent à parler comme des « bébés » quand
ils utilisent des formes comme [k∫la] chocolat, [pstak] spectacle, [zwazo] un oiseau,
etc. La résolution des difficultés d'ordre individuel constitue un
premier niveau d'objectifs à atteindre, d'une façon discrète et
personnelle, pour le maître. Il s'agit d'aider ces enfants à utiliser
des formes linguistiques qui leur permettent soit d'être compris soit de
ne pas être ridiculisés.
Un deuxième critère peut être cherché en
fonction d'une distinction résultant de certaines études
sociolinguistiques entre des variantes linguistiques qui sont des indicators et d'autres qui sont des markers (Chambers et Trudgill, 1980 : 83-84)6.
Les éléments qu'on pourrait appeler des
« indicateurs » sont des variantes qui, même si elles peuvent
être en corrélation avec des différences de classes sociales, ne sont
pas impliquées dans les variations systématiques de registre. Un exemple
d'indicateur pourrait être en français québécois l'affrication
importante des consonnes /t/ et /d/ devant les voyelles hautes
antérieures comme dans [tsy] tu, [dzi] dis.
Les éléments qu'on pourrait appeler des
« marqueurs » sont définis comme des variantes témoignant de
différences d'utilisation marquées selon les registres (« styles »), les classes, l'âge et le sexe. Ainsi, en français québécois, la prononciation [pe:R] (pére) pour père pourrait être considérée comme un marqueur.
Une telle distinction peut s'avérer
productive pour déterminer les éléments linguistiques oraux que l'école
pourrait se proposer d'enseigner. Ce serait, de préférence et en
priorité, les variantes linguistiques qui sont en variation avec les
marqueurs plutôt que les variantes correspondant aux indicateurs. Ainsi,
il vaudrait mieux orienter les efforts vers le // comme dans père plutôt que vers la non-affrication de /t/ et /d/ comme dans tu et dit.
6 Cette distinction explicite celle faite par Labov (notamment 1972 : 112-113) entre fine stratification et sharp stratification, distinction retrouvée dans les données d'autres recherches subséquentes menées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. [retour au texte]
À partir de ces exemples, on peut
postuler que les marqueurs correspondraient à un registre oral populaire
et les indicateurs à un registre oral courant On peut alors reformuler
la priorité en proposant que l'école vise à faire acquérir les éléments
de français oral courant ou soutenu qui correspondent aux éléments d'un
registre populaire.
Ces notions d'indicateurs et de marqueurs
demeurent encore illustrées par très peu de variantes linguistiques
expérimentalement identifiées. Chambers et Trudgill (1981 : 84-88)
proposent toutefois un certain nombre d'explications théoriques pour
rendre compte de l'existence d'un marqueur de registre. On peut alors
supposer, pour le moment, que les variantes auxquelles ces explications
semblent s'appliquer constitueraient de fait des marqueurs. Les quatre
conditions pour qu'une variante joue le rôle de marqueur sont la
condamnation explicite (overt stigmatisation), l'évolution linguistique (linguistic change), les oppositions phonologiques (phonological contrast) et les stéréotypes. Chambers et Trudgill ajoutent (p. 84) que les usagers sont moins conscients de la variante qui est un indicateur que d'une variante qui constitue un marqueur.
Au Québec, des enfants ou des adultes qui utilisent dans des situations formelles de communication des formes comme [mwe] môé, [hYp] h(j)upe, [lIt] lite, des sacres ou des jurons, [siiR] si j'irais, bicycle à gaz (motocyclette),
etc., font en général l'objet d'une appréciation sociale défavorable.
De telles formes sont en fait le sujet de commentaires péjoratifs et
d'une condamnation explicite de la part de l'ensemble des usagers.
[mwe], [twe] constituent des archaïsmes de prononciation et relèvent
aussi d'une deuxième explication : celle de l'évolution
linguistique. La prononciation de « jupe » avec un [h]
constitue peut-être un bon exemple de ce que Chambers et Trudgill
appellent un stéréotype dans la mesure où une telle prononciation est en
soi collectivement ridiculisée.
Ces éléments linguistiques pourraient donc constituer des exemples de « marqueurs »
d'un registre populaire. Il y aurait alors lieu pour l'école de
favoriser chez les enfants l'appropriation en compétence active des
éléments non marqués qui leur correspondent : [mwa], [yp], [1i], etc.
Même s'il peut s'agir d'un nombre
restreint de paires minimales et que la confusion sémantique soit peu
probable à cause du contexte linguistique et situationnel de l'énoncé,
Chambers et Trudgill (1981 : 86) croient néanmoins que les
changements phonologiques attirent plus l'attention des usagers ou des
interlocuteurs que les changements d'ordre purement phonétique. Selon
eux, de tels changements ont beaucoup de chances d'être des marqueurs de
registre. Cela semble s'appliquer également en français québécois.
Les variations phonétiques bien connues comme l'affrication [p()tsi] (petit), la palatalisation [gi:R] (guerre), la fermeture des /i/, /y/, /u/ en [I] [Y] [U] en syllabe finale fermée, la diphtongaison [ka:R] (coeur), l'assourdissement ou l'élision de voyelles [yn()vRsite] (université)
constituent des variantes qui ne seraient pas des marqueurs. Marchai,
dans une étude sur le phonétisme québécois et la norme (1981 :
156-168) dresse une liste des variantes allophoniques qui, comme
celles-là, ne contreviendraient pas à ce qu'il appelle la norme du
français québécois. De plus, de telles variantes n'empêchent pas, selon
lui, la reconnaissance de phonèmes et ne gênent donc pas la
communication. La raison fondamentale en serait que ces variations n'ont
pas de « pertinence communicative » pour reprendre
l'expression de Germain (1981 : 20-23).
Tout autre est le cas des variations
d'ordre phonologique qui touchent alors les traits distinctifs,
pertinents par rapport à la communication. Même si la compréhension,
comme l'indique Marchal (p. 164), par rapport aux changements vocaliques du type // > /a/ ([∫ãt] >
[∫ãta]) n'est pas toujours réduite, il semble pourtant, comme le
soulignent Chambers et Trudgill, que toute neutralisation d'opposition
phonologique ou tout changement phonologique de timbre risque de devenir
un marqueur de registre populaire.
Ainsi des variantes comme [meR] (mère), [kRe] (crois), [fRt] (froid), [pwl] (poil), [eta] (j'étais),
etc., constitueraient de tels marqueurs. Il en résulterait que l'école,
sans vouloir déraciner ces réalisations, aurait à fournir à l'enfant
des situations de communication où il s'habituerait à utiliser les
variantes non marquées que sont : [meR], [kRwa], [fRwa], [et], etc.
Un autre critère de détermination des
contenus linguistiques oraux à développer réside dans la présence plus
ou moins importante dans la communauté de la variante que l'on veut
enseigner. Ainsi, à partir d'une recherche faite sur l'évolution du
vocabulaire d'enfants québécois de 9 à 12 ans et de 1971 à 1974 par
rapport à cinquante objets de la vie quotidienne, Primeau (1981) a
constaté que, avant les interventions spécifiques de l'école, le
développement de ce vocabulaire avait tendance à se faire en fonction
des termes privilégiés par la majorité des enfants de cet âge et de la
même ville, peu importe que ces termes fussent dialectaux ou standard.
Chambers et Trudgill (1981 : 75-79) font également ressortir
l'influence des réseaux sociaux (social networks) sur les
variations de prononciation et indiquent que cette influence varie avec
la cohésion du groupe et le degré d'adhésion à ce dernier.
En somme, nous retrouvons ici, à un autre
niveau, la fonction d'identification ethnique ou communautaire de la
langue et la fonction corollaire d'intégration sociale de l'individu.
Dans la mesure où l'identification au groupe et la cohésion de ce
dernier sont fortes, il sera difficile de promouvoir des variantes
linguistiques perçues comme « étrangères » ou
« artificielles ». Les objectifs d'appropriation des éléments
linguistiques de registre courant ou soutenu auront d'autant plus de
chances de réussir que les formes proposées se retrouvent fréquemment
dans la société nationale ou la communauté ambiante.
Voilà une des raisons pour lesquelles des termes comme racinette pour root beer, landau pour carosse, maïs éclaté au lieu de maïs soufflé ou pop-corn, hambourgeois au lieu de hamburger n'ont presque aucune chance de se répandre. D'autres termes comme pneu, pomme de terre, voiture,
parce qu'ils sont utilisés à la fois dans l'usage oral courant et dans
les médias québécois, auront beaucoup plus de probabilités d'être
employés. Ils font déjà partie du répertoire passif sinon de tous les
enfants, du moins de la très grande majorité d'entre eux et ils font
également partie du répertoire actif de plusieurs. Pour des raisons
d'économie et d'utilité, l'école devrait travailler davantage sur des
éléments comme les derniers plutôt que comme les premiers.
Le dernier critère de détermination des
éléments linguistiques oraux à développer chez les enfants est celui de
l'usage perçu comme souhaitable par la collectivité concernée. En
d'autres termes, le contenu linguistique du développement des habiletés
de production des messages oraux est à déterminer par rapport à chaque
communauté nationale de la francophonie en fonction de la variété
dialectale qu'elle privilégie7.
Conclusion
Cet article constitue un essai visant à
suggérer des éléments de réponse à la question « quelle langue
enseigner? » Dans un premier temps, une présentation sommaire des
résultats des réflexions et des recherches menées depuis une quinzaine
d'années a permis d'identifier quelques concepts et données
fondamentaux. Ces éléments n'ont pas pu être approfondis ou discutés et
ils risquent d'avoir été abusivement simplifiés. Toutefois, ils
constituent une toile de fond préalable nécessaire pour permettre de
dépasser le dilemme évoqué par Rey (1972 : 19) : « ...
les théoriciens de la pédagogie, aujourd'hui conscients du poids
idéologique de la norme établie, ne peuvent ni éliminer le concept
normatif, ni accepter cette norme. »
L'étude de la variation linguistique
permet la distinction entre français écrit et français parlé et met en
relief, surtout pour ce dernier, les notions de variantes d'ordre
géographique, social et situationnel. Il en ressort que la norme tend
vers l'unicité en français écrit et vers la multiplicité en français
parlé et il semblerait que l'intercompréhension soit possible grâce,
d'une part, à l'importance des éléments communs à des interlocuteurs
d'origines différentes et, d'autre part, grâce au fait que chaque
locuteur possède un répertoire de variantes linguistiques
interchangeables qu'il sait utiliser ou à tout le moins comprendre. La
prise en compte des fonctions communautaires et individuelles du langage
fait ressortir le fait que la langue ne constitue pas une fin mais un
moyen et que le code n'est qu'une des composantes de l'acte langagier.
C'est d'ailleurs par l'utilisation du langage pour réaliser différentes
intentions que l'enfant qui entre à l'école a développé une maîtrise
étonnante du français parlé par son entourage et dont il continue à
intégrer de façon inconsciente les règles de fonctionnement. À l'école,
les interactions verbales peuvent aussi offrir un moyen important
d'enseignement et d'apprentissage.
7 Cette position rejoint
la première résolution approuvée par l'Association québécoise des
professeurs de français lors d'un congrès tenue en 1977 et qui a été
formulée ainsi : « Que la norme du français dans les écoles du
Québec soit le français standard d'ici. Le français standard d'ici est
la variété de français socialement valorisée que la majorité des
Québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de
communication formelle. [retour au texte]
Ces considérations aident à identifier et
à critiquer deux orientations majeures de la pédagogie de la langue
maternelle : une pédagogie centrée sur le code et une pédagogie
centrée sur l'utilisation de ce dernier. Traditionnelle, normative,
prescriptive et centrée sur l'écrit, la première orientation a tendance à
mettre l'accent sur un français standard mythique au détriment du sens
et des fonctions, à négliger le développement du français parlé, à
condamner le langage spontané et courant des enfants surtout quand il
est dialectal ou populaire, à sous-estimer et à sous-utiliser leur
compétence linguistique et à décourager les interactions verbales
authentiques en classe. La pédagogie centrée sur l'utilisation du code
prend davantage en considération les perspectives sociolinguistiques,
psycholinguistiques et fonctionnelles concernant le langage et son
développement. L'enseignant qui s'inspire de cette nouvelle orientation
ne réussit cependant pas toujours à éviter une certaine improvisation
dans l'enseignement, a tendance quelquefois à limiter l'enseignement de
l'oral à des activités d'expression personnelle et de communications
immédiates et éprouve des difficultés à déterminer et à intégrer les
objectifs linguistiques de l'enseignement.
Pour dépasser l'opposition apparente de
ces deux orientations, les considérations théoriques de la première
partie de l'article permettent de proposer des objectifs généraux de
l'enseignement d'une langue maternelle qui tiennent compte des fonctions
autant communautaires qu'individuelles du langage. C'est dans la
perspective fonctionnelle du développement d'habiletés langagières que
peuvent être formulés les objectifs d'élargissement du répertoire
linguistique oral et écrit des enfants et du développement d'une
attitude d'ouverture vis-à-vis des variétés et registres de langue. Les
habiletés d'écoute et de lecture peuvent se développer, d'une part, dans
la variété et le registre connus de l'enfant (y compris la littérature « dialectale »)
et, d'autre part, par une plus grande familiarisation avec les
registres plus formels. Quant aux activités de production, les principes
d'économie, d'utilité et de productivité peuvent guider le choix des
contenus linguistiques de l'enseignement. Au niveau du français écrit,
le registre correct s'impose sans discussion si ce n'est à propos des
éléments lexicaux dialectaux à inclure comme objets d'enseignement. Au
niveau du français oral, les éléments linguistiques non maîtrisés par
certains enfants de même que les variantes correspondant à des marqueurs
de registre populaire, qui connaissent une certaine diffusion dans la
collectivité et qui sont perçues comme souhaitables par cette dernière,
constitueraient des éléments linguistiques spécifiques à faire acquérir
en priorité.
La discussion de ces principes généraux
et des critères de choix a été illustrée par des exemples qui concernent
l'enseignement du français langue maternelle au Québec. De telles
références à une société particulière permettent de faire des
propositions plus concrètes et plus réalistes mais dont la portée est
plus limitée. Pour vérifier le caractère généralisable de ces principes
et critères, on pourrait analyser et comparer les contenus linguistiques
de l'enseignement de la langue maternelle élaborés dans la même optique
pour d'autres collectivités francophones ou allophones. Il serait
intéressant de voir dans quelle mesure des réalités comme la situation
d'ordre sociopolitique et démographique, l'éloignement ou la proximité
par rapport à l'Hexagone, le bilinguisme ou l'unilinguisme de chaque
collectivité, etc., constituent des éléments explicitement non traités
ici mais importants pour fournir à chaque collectivité des éléments de
réponse à la question : « Quelle langue enseigner? » Cet
article a tenté d'apporter une réponse d'ordre général, appuyée sur des
exemples particuliers à une collectivité donnée.
ANNEXE
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