LANGUES EN CONTACT:
MULTILINGUISME ET DIGLOSSIE

Nous venons de voir, dans la section précédente, qu'une langue ne peut être complètement définie qu'à partir de critères linguistiques et politiques (la référence à une variété dominante).

La tentation pour un état d'imposer un standard, une norme, est double. Nous verrons, dans la présente section, qu'il y a des pressions économiques, des pressions politiques et des pressions fonctionnelles. Ce qui implique que les états tendent naturellement vers l'homogénéité linguistique ou, en d'autres mots, que le bi- ou le multilinguisme n'est pas, aux yeux de l'état, une situation naturelle.


1. Multilinguisme des états
2. Pressions économiques pour l'homogénéisation linguistique
3. Pression politique: langue et nation.
4. Pression fonctionnelle pour l'homogénéisation linguistique: la diglossie

Mulilinguisme des états: Les états multilingues ne sont pas exceptionnels: en fait, ils représentent la situation habituelle. Il faut d'abord préciser que, par état multilingue, on entendra un état dans lequel deux ou plusieurs langues sont parlées par plus de 10% de la population (critère arbitraire retenu par Leclerc, Langue et société, 1992, ed. Mondia, p.146). Ceci ne veut pas dire que les citoyens d'un état multilingue y soient généralement multilingues: par exemple, le Canada est bilingue selon notre critère puisqu'on y retrouve 25% francophones, 63% anglophones, 11,7 % allophones mais la majorité des canadiens n'est pas bilingue. On doit donc bien distinguer entre les formes suivantes de bilinguisme: le bilinguisme individuel, lorsque la maîtrise de deux ou plusieurs langues est le fait d'un individu; le bilinguisme social, lorsque la maîtrise de deux langues est le fait de plusieurs individus; le bilinguisme étatique, lorsque l'état est bilingue, sans que les individus ou que la société ne le soient.

Lien très important: le site de Jacques Leclerc.

Langues x continentLes langues selon le continent : On estime [le nombre varie selon les critères] le nombre de langues différentes dans le monde à 6,700 (source: université du Texas, 1988) réparties par continent selon la figure ci-contre. On constate que l'Europe et l'Amérique sont linguistiquement les plus pauvres ou les plus homogènes (3% et 15%) alors que l'Asie et l'Afrique regroupent un grand nombre de langues, en nombre absolu (Leclerc, Langue et société, p.54) et le site de J.Leclerc.

Chiffres récents (2001) donnés par J.Leclerc [Le % de l'Asie a augmenté et celui de l'Afrique a diminué.]

  Population Langues vivantes Pourcentage
Asie 2,5 milliards 2165 33 %
Afrique 725 millions 2011 30 %
Pacifique 30 millions 1302 19 %
Amérique 760 millions 1000 15 %
Europe 982 millions 225 3 %
Total 5 milliards 6703  

En Europe (tableau ci-dessous), on retrouve 700 millions d'individus et 185 langues [185/6170=3%] dont 35 langues officielles, un certain nombre de langues régionales avec ou sans statut (ex: breton, basque, gallois...) et des langues de minorités immigrantes importantes (ex: arabe, turc...). En Amérique (du Nord et du Sud), on retrouve 731 millions d'individus, peu près le même nombre qu'en Europe, et 938 langues [938/6170=15,02%] dont 6 langues officielles (français, anglais, espagnol, portugais, créole haïtien, néerlandais au Surinam), et plusieurs langues amérindiennes parlées par 25 millions d'individus, soit 3% de la population. En Océanie, on ne retrouve que 28 millions d'individus seulement pour 1,216 langues. Le français et l'anglais y dominent, bien que certaines langues locales soient officielles. En Afrique, on retrouve 646 millions d'individus pour 1,918 langues. Il y a 16 langues officielles dont entre autres, le français, l'anglais, l'arabe, le portugais, l'afrikaans et le swahili.

CONTINENT

POPULATION
(en millions)

NOMBRE
DE PAYS

NOMBRE DE
LANGUES

MOYENNE
DES LANGUES
PAR PAYS

MOYENNE
DE LOCUTEURS
PAR LANGUE

Europe
Amérique
Afrique
Asie
Océanie

700
713
646
3,100
28

43
39
51
47
17

185
938
1918
1913
1216

4,3
24,0
37,6
40,7
71,5

3,800 000
760 000
336 000
1,600 000
23 000

Total

5,187

197

6,170

31,3

842 000

Le multilinguisme des états et des continents: (Leclerc p.142 à 147) En arrondissant un peu, il y a environ 6000 langues pour environ 200 états. En faisant la moyenne, on obtiendrait (6000/200=) 30 langues par état, si toutes les langues étaient réparties proportionnellement. Le tableau précédent montre bien que l'Europe et l'Amérique sont sous cette moyenne: ces deux continents sont, encore une fois, linguistiquement les plus homogènes. Selon cet indicateur, les continents les moins homogènes sont par ordre l'Océanie et l'Asie.
Le multilinguisme, une situation répandue: Lorsqu'on observe la situation par état [le tableau pertinent n'est pas rapporté ici, cf. Leclerc p.148], on constate que, sur un total de 197 états, 38 sont linguistiquement homogènes selon le critère retenu au début (90% de la population parle la même langue). Ce qui signifie que 92% des états, englobant 91% de la population du monde, connaissent une situation de multilinguisme. On constate donc que la situation d'hétérogénéité linguistique qu'on retrouve au Québec n'a rien de bien particulière. Nous allons maintenant voir que les états multilingues sont le théâtre de trois types de pressions qui s'exercent en faveur de l'homogénéisation linguistique: économique, politique et fonctionnelle (ou naturelle).

véhiculaire « relatif aux véhicules »
Langue véhiculaire, servant aux communications entre des groupes de langue maternelle différente. Ex: anglais, espagnol, français, swahili...
vernaculaire Du latin vernaculus « indigène, domestique », de verna « esclave né dans la maison » 
Du pays, propre au pays. Langue vernaculaire (opposé à véhiculaire) : langue parlée seulement à l'intérieur d'une communauté, souvent restreinte.

Pressions économiques pour l'homogénéisation linguistique: On a vu que le concept de variété standard intervient dans la définition sociolinguistique d'une langue. Les états ont depuis longtemps été conscients de l'importance politique et économique de la standardisation. A cet égard, l'analyse socio-économique de J.Pool, National Development and Language Diversity révèle bien les pressions qui poussent les états à imposer un dialecte standard. L'auteur met en relation le développement économique, mesuré par le produit national brut et l'homogénéité linguistique à l'échelle mondiale. L'indice d'homogénéité linguistique [ne pas confondre avec celui de Leclerc] est calculé à l'aide de la relation suivante: taille de la communauté la plus nombreuse population totale. Lorsqu'un pays est fortement multilingue, l'indice est faible (i.e.: la force relative de la communauté la plus nombreuse est moindre). Le graphique suivant illustre le rapport entre le développement économique: on y retrouve, sur l'axe vertical, le PNB en $US per capita et sur l'axe horizontal, le degré d'homogénéité linguistique.

pool

 - Qu'est-ce que le PNB ?
 - C'est   C + G + I + (X - M) .
 - Ayoye !

Plus simplement: les dépenses des Consommateurs en biens et en services + celles du Gouvernement + les Investissements des compagnies en biens immobiliers et équipements + la balance commerciale (X-M), qui peut être négative si on importe plus qu'on exporte. Per capita veut dire qu'on divise par le nombre de citoyen. Il s'agit d'un indice de richesse économique parmi d'autres. Il a le désavantage de ne pas tenir compte de l'entraide et du bénévolat, et donc, de sous-estimer le troc et l'entraide dans les pays moins favorisés
.

A la lecture du graphique (qualité déplorable de l'image source, hélas), on constate des faits suivants:

  1. Les pays linguistiquement hétérogènes sont, de façon très générale, économiquement sous-développés (d'où l'absence de pays dans le coin supérieur gauche du graphique)
  2. Inversement, plus un pays est économiquement développé, plus l'homogénéité linguistique y est grande.
  3. Il y a cependant des pays qui sont linguistiquement homogènes et sous-développés. En d'autres termes, tout pays en développement économique tend vers l'homogénéité linguistique; cependant, l'homogénéité comme telle n'est pas absolument garante du développement économique. On parle dans ce cas d'une condition nécessaire mais non suffisante.

Selon Pool, lorsqu'on examine les données dans le temps, on constate également que, lorsqu'un pays connaît une croissance économique forte, on assiste généralement à une uniformisation rapide.

Les chiffres deviennent encore plus révélateurs lorsqu'on calcule l'indice d'homogénéité linguistique par la formule suivante (formule II correspondant à la ligne la plus grande):

population pouvant parler la langue de la majorité
population totale

Certains pays passent alors dans le coin droit: le Canada passe alors de 60% à 82%, la Belgique à 62% et l'Afrique du Sud à 42% et se déplacent alors sur la ligne intitulée formule 2 (le Canada et la Belgique passent alors dans la moitié droite, avec les pays prospères et homogènes).

En conclusion, l'homogénéité linguistique semble être statistiquement une condition nécessaire (pour être prospère, il faut être homogène linguistiquement) mais non suffisante au développement économique (il faut être homogène bien que cette condition ne suffit pas à elle seule).

Ces données vont clairement dans le même sens que le tableau sur l'homogénéité linguistique: Les continents les plus riches (Europe et Amérique) sont les plus homogènes. Du point de vue national, l'imposition d'un dialecte standard a plusieurs effets importants. Elle facilite l'administration du pays, elle facilite la mobilité du travail, elle permet une diffusion rapide des innovations technologiques et, surtout, elle assure une adhésion plus grande à la nation (section suivante) en effaçant les divisions internes (régionales, familiales ou ethniques) et en accentuant l'identification face aux autres nations. L'exemple du melting pot américain est assez évident: peut-on imaginer ce que serait notre voisin si chaque minorité avait tenu à défendre ses droits linguistiques. Le problème que pose à cet égard l'importante minorité hispanophone (Californie, Floride) constitue un défi possible au modèle du creuset. Par exemple, en Californie, les hispanophones ont obtenu depuis quelques années plusieurs services publics bilingues (services de santé, éducation …). Comme on le verra, ce genre de revendications a poussé certains politiciens à proposer des lois assurant à l'anglais le statut de seule langue légale (Leclerc pp. 319-323). Il y a quelques jours à peine, (Le Devoir, 5 septembre 1995, A9), on rapportait le plaidoyer du sénateur Dole, influent républicain et candidat à la présidence, en faveur de l'imposition de l'unilinguisme anglais sur tout le territoire américain.

Mondialisation du commerce: Et dans quel sens nous mèneront les accords sur la mondialisation du commerce ? Voici un extrait d'un article de Y.Rocheleau sur ce sujet

La subordination des provinces
Qu'est-ce qui explique cette subordination des provinces alors que la Constitution prévoit plutôt la complète souveraineté de chaque palier de gouvernement dans ses champs d'intervention respectifs? C'est que le Canada d'aujourd'hui, dans le contexte de la mondialisation que l'on sait, ne peut laisser de place à la diversité des orientations sociales et économiques. Les attaques actuelles d'Ottawa constituent la plus récente phase du nation building canadien: on cherche à centraliser les pouvoirs de manière à assurer une meilleure cohésion de l'ensemble fédéré. L'État central tente de se donner le droit d'intervenir dans tous les aspects de la vie politique, économique, sociale et culturelle. Car les impératifs du nouvel ordre économique mondial se font pressants: par exemple, l'article XXIV(12) de l'Acte final de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) stipule que chaque membre est tenu de faire respecter sur son territoire les accords contractés et de les faire accepter par tous les gouvernements régionaux. Ainsi, lorsqu'il conclut des traités qui impliquent des compétences provinciales, Ottawa n'a d'autre choix que de s'approprier une autorité qu'il n'a pas pour imposer aux membres de la fédération les dispositions des ententes en question. Voilà pourquoi Ottawa déroge de plus en plus à la Constitution et voilà pourquoi les premiers ministres des provinces anglophones, sympathiques aux nécessités centralisatrices du fédéral, acceptent et même cautionnement les intrusions d'Ottawa, leur appui à l'Union sociale en étant l'illustration la plus spectaculaire. Mais si on peut comprendre, dans le cadre de la mondialisation, le désir canadien-anglais d'homogénéisation, réalisons aussi que ce processus se fait au mépris de l'existence de la nation québécoise et au détriment de nos priorités en tant que société. il ne prend pas en compte notre particularité et ne montre aucun égard pour le nation building proprement québécois.
(Le Devoir, été 1999)

Question: Quels sont les continents linguistiquement homogènes (justifiez votre réponse)? Illustrez, à l'aide de l'étude de J.Pool, les pressions économiques s'exerçant sur les états pour l'imposition d'un standard linguistique.


La pression politique: la langue et la nation: Lorsque vient le temps de définir une nation, l'esprit s'empêtre facilement. En niant l'existence des nations, on tombe dans la gueule des loups de la mondialisation. En l'affirmant, on risque de se faire taxer de tribalisme. Comment peut-on définir une nation sans référence à l'ethnie (le «pur laine») ou à l'évanescent concept de culture ? Une solution proposée par le sociologue G. Bouchard, frère de l'actuel premier ministre, est de définir la nation par le biais de la langue. En voici un extrait. Pour consulter l'article au complet: Cliquez ici !

[...] La nation québécoise existe en partie comme réalité et en partie comme projet. Comme réalité, elle prend la forme d'une francophonie nord-américaine, définie initialement par la langue, à savoir la maîtrise du français comme langue maternelle ou d'usage, seconde ou tierce. Cette référence à la langue comme dénominateur commun s'accorde avec un état de fait: 93 % des Québécois déclarent parler le français (c'est aussi la proportion des Américains qui déclarent parler l'anglais). S'ajoutent à cela, comme éléments constitutifs préalables, des valeurs à caractère universel, des droits fondamentaux, des règles démocratiques. [...]
(Le Devoir, été 1999)

La langue est donc naturellement une des assises sur lesquelles on peut projeter une nation. Les exemples historiques d'imposition par la force d'un standard linguistique ne manquent malheureusement pas, comme on le verra dans les sections suivantes. Par exemple, au moment de la création de l'état républicain français, au 18e siècle, les républicains firent voter une loi condamnant l'usage des dialectes qui étaient, selon eux, des manifestations de l'esprit féodal (période de la Terreur Linguistique). Jusqu'à récemment, la France, qui compte plusieurs minorités linguistiques (allemande en Alsace, hollandaise au nord, basque au sud-est, bretonne, catalane, occitane au sud-ouest) refusait de compter les Bretons (langue celtique) dans ses recensements et pratiquait une politique de répression active contre la langue bretonne (cf. Leclerc, le décret du 20 juillet 1794 de Robespierre, pp. 343-346). En plus des pressions politiques actives en faveur de l'imposition d'une langue ou d'une variété, il y a des pressions "naturelles" ou fonctionnelles. Lorsqu'il y a deux langues (ou deux variétés) en concurrence, on assiste souvent à une évolution vers une situation extrême ou chacune sera cantonnée dans un rôle précis, l'une occupant une fonction progressivement dominante. On parle alors de diglossie.


Pression fonctionnelle pour l'homogénéisation linguistique: la diglossie: [glossa: langue, le préfixe di- suggère un conflit entre deux entités] Il y a plusieurs définitions de ce concept. Nous partirons de la définition originale de C.Ferguson, qui l'appliquait à une situation où il avait deux dialectes en cause.

Il y a diglossie lorsque deux variétés d'une même langue coexistent dans une même communauté de façon relativement stable (i.e.: sans que, sur une période de temps relativement longue, l'une n'assimile l'autre) et lorsqu'il existe une variété superposée, plutôt divergente et hautement codifiée, qui véhicule un corpus écrit abondant. Cette variété apprise à l'école est utilisée dans la plupart des communications écrites ou orales formelles mais n'est utilisée par aucun secteur de la communauté pour la conversation ordinaire.

Ex: (Ferguson, Diglossia, Achard p.37):

grec Katharevousa (H)   grec Dhimothiki (B)
íkos maison spíti
ídhor eau neró
éteke procréer eyénise
Arabe classique al-fusha (H)   Arabe populaire al-ammiyyah (B)
hidaun soulier gazma
'anfun nez manaxir
dahaba parti rah
{short description of image}
[Voici une illustration de la complexité des variétés arabes contemporaines. Le MSA est dérivé de l'arabe classique mais ne permet pas de comprendre les conversations quotidiennes.]
The academic community in the US calls the modern form of Literary/Classical Arabic "Modern Standard Arabic" or MSA for short. An American who has only studied Modern Standard Arabic will be well received but will not understand much of the spoken discourse going on around him in an Arabic speaking country. http://www-personal.umich.edu/~andyf/digl_96.htm
Français (H) Créole (B)
gens   moun
beaucoup   anpil
donner   bay

Il existe différentes variantes de la définition de Ferguson. Dans la définition originale de la diglossie, les variétés sont soient standardisées ou reconnues ouvertement par la communauté linguistique, elles ont des fonctions spécifiques et ce sont des variétés apparentées (ex: créole et français). Cependant, la définition la plus répandue s'applique non seulement à des situations mettant en présence des variétés d'une même langue mais aussi à des situations mettant en présence des langues différentes.

En fait, la caractéristique majeure de la situation diglossique est la spécialisation des fonctions. Une des variétés, dite haute (H) par les sociolinguistes, est utilisée dans des situations précises, comme par exemple, les offices religieux, les lettres formelles, les discours, les cours, les bulletins de nouvelle, les éditoriaux, la poésie ... alors que l'autre variété, dite basse (B ou L), est utilisée dans les conversations entre amis, les séries radiophoniques, les discussions académiques et politiques, la littérature populaire...

La spécialisation des fonctions peut varier selon les sociétés. Ainsi, le citoyen grec écrira une lettre personnelle en variété B et le suisse en H. C'est un peu comme si vous parliez systématiquement comme Simon Duvirage devant les caméras et comme feu Roland Leduc (le coloré jardinier) en famille! La distinction entre les variétés H et B est nette: une personne qui utilisera la variété B dans un discours sera ridiculisée, tout comme celle qui utilisera la variété H au marché. Il se peut qu'une personne lise à voix haute un article de journal en H et amorce la discussion de l'article en B. Dans certaines universités du monde arabe, les exposés sont donnés en H et les explications et les exercices en B.

La variété H est la variété de prestige. Ferguson rapporte que certains locuteurs exprimeront (en B !) que seule la variété H existe et ils nieront utiliser la variété B. La variété H est souvent (mais pas nécessairement) considérée par les locuteurs comme plus belle, plus claire, plus logique ou plus appropriée pour exprimer des pensées profondes: en Grèce, en 1930, l'apparition de la traduction de la Bible en B a déclenché des émeutes. En général, les adultes utilisent la variété B avec les enfants: c'est donc celle qui est acquise comme langue maternelle alors que la variété H est apprise à l'école et n'est jamais maîtrisée au même degré que la variété B. Selon Ferguson, lorsqu'il s'agit de variétés apparentées, il y a des différences structurales majeures entre les variétés H et B: dans la phonologie, l'ordre des mots, les inflexions, le système de cas, les lexèmes grammaticaux (ex: prépositions, conjonctions...).

Un exemple classique de la situation diglossique (dans le sens élargi appliqué à deux langues) est celle de l'espagnol et du guarani (langue indienne), toutes deux langues officielles du Paraguay (Trudgill, p. 125). guaraniPlusieurs aspects de l'interaction sociale interviennent dans le choix de la langue à utiliser. Le facteur premier est probablement le lieu géographique de l'interaction. Si elle a lieu à la campagne, on emploiera le Guarani. L'espagnol n'est pas essentiel à la campagne bien qu'il soit utilisé pour s'adresser au maître(-sse) d'école et bien qu'il soit enseigné et utilisé à l'école. Le Guarani, par contre, n'est pas nécessaire en ville bien que sa connaissance soit un avantage et que celui qui en ignore l'usage sera isolé, dans certaines situations. Dans les villes, le choix de la langue est plus subtil. Si l'occasion ou la relation entre les participants est plus formelle, l'espagnol sera alors utilisé. Sinon, (occasion ou relation informelle), d'autres facteurs joueront comme par exemple le degré d'intimité. Si la relation entre les participants n'est pas intime, l'espagnol sera utilisé (dans les couples, la cour débute en espagnol!). Si la relation est intime, tout dépendra du sujet. Les blagues et anecdotes sont racontées en guarani. Par contre, si le sujet est sérieux, on utilisera la langue maternelle de la personne concernée par le sujet. Le facteur sexe intervient également: les hommes dont la langue maternelle est l'espagnol utiliseront quand même le guarani lorsqu'il s'adressent à d'autres hommes. Là ou on aurait en français un changement de registres, on a au Paraguay un changement de langue (cf. fig. Baylon, p.157).

La diglossie au Québec dans les années 60: Nous reviendrons plus en détail sur la situation linguistique au Québec. En ce qui concerne le thème de la diglossie, selon plusieurs auteurs, le Québec des années 50-60 évoluait vers une situation diglossique. (cf. W. Downes, Language and society, 1985, et Fishman, La sociolinguistique, 1966). En effet, on retrouve les caractéristiques suivantes, typiques des situations diglossiques:

  1. La spécialisation des fonctions: Une étude classique de S.Lieberson (1965) illustre cette spécialisation en montrant que l'anglais était la langue des affaires (de la décision et de la production) alors que le français était la langue des services (la vente, la distribution). Lieberson se basait sur les indicateurs suivants:
    1. L'utilisation des deux langues dans les Pages Jaunes: Le nombre de rubriques des Pages Jaunes exclusivement en français chutait nettement lorsqu'on passait du secteur de la vente en détail (français), aux secteurs manufacturier, industriel et financier (anglais). En effet, la vente en détail impliquant une interaction directe avec la population majoritairement francophone, le français était présent. Par contre, les annonces des Pages Jaunes se rapportant aux secteurs manufacturier, industriel et financier étaient majoritairement en anglais.
    2. Les rubriques d'offres d'emploi (dans La Presse et le Montreal Star): Dans les emplois de technicien, comptable, superviseur, commis-secrétaire, sténographe... (donc les cols blancs) la connaissance de l'anglais était obligatoire.
    3. Répartition du bilinguisme selon le poste occupé: Chez les anglophones, on ne remarquait aucune corrélation entre le bilinguisme et le type de fonction. Chez les francophones, le bilinguisme était corrélé à l'importance de la fonction (plus on occupait un poste élevé, plus il fallait être bilingue):
    % de bilinguisme selon l'emploi chez les francophones
    cadre vente ouvrier
    94% 70% 49%

    4. Répartition du revenu: La répartition des anglophones et des francophones selon le salaire dans un échantillon prélevé dans 36 firmes importantes de Montréal (1964) laisse apparaître une corrélation inverse: plus le salaire est élevé, plus le nombre d'anglophones croît et plus le nombre de francophones décroît. salaires selon la langue
    .
  2. Le mode d'apprentissage de l'anglais: Le sociolinguiste Fishman souligne que, tout comme les variétés H sont apprises comme langue seconde, l'anglais était appris à l'extérieur du foyer par la population qui travaille à l'extérieur du foyer, soit les hommes entre 20 et 55 ans (tab. 7, Lieberson 1965).

    « Dans de telles communautés, chaque génération recommence le même processus, sur la base de lµunilinguisme ou d,un vocabulaire limité au foyer et à la maison. Elle accède au bilinguisme ou à un répertoire plus complet par la voie des institutions formelles de l'enseignement, de la religion, de l'administration ou du milieu professionnel. Dans ces communautés diglossiques et bilingues, ce nµest pas chez eux ou en jouant avec leurs camarades du quartier que les enfants acquièrent leurs répertoires complets. En effet, comme le révèlent clairement les tableaux de Lieberson sur le bilinguisme franco-anglais de Montréal, les gens qui restent chez eux ou dans leur voisinage, - les tout petits enfants et les retraités, - sont pour la plupart fonctionnellement unilingues (voir tableau 8). » Sociolinguistique, J.Fishman, p.94

    bilingues par cohorte
    Remarques sur le tableau: Les traits relient les classes d'âge (les cohortes). Par ex:., Jules en 1941 a 3 ans. Il est dans la classe 0-4 et habite Outremont (3). Dans son groupe, 5% des enfants sont bilingues. Dix ans plus tard, si on suit le trait en col. (4), il se retrouve dans la classe 10-14 et 20% de ses amis sont maintenant bilingues. On peut également lire le tableau par colonne. Ex. répartition du bilinguisme chez les femmes en 1961, col (10): on constate que les bilingues se retrouvent chez celles en âge de travailler: +40% chez les 15 à 45 ans. Pourquoi Verdun et Outremont ? Parce qu'il s'agit de 1931 à 1961 de quartiers très majoritairement francophones (voir Leclerc p.608, pour ce qui est de 1986)
  3. Le prestige perçu de l'anglais: Une étude importante de W.Lambert (A social psychology of bilingualism, 1968) sur laquelle nous reviendrons dans la section sur l'attitude linguistique a bien montré qu'une même personne était mieux perçue lorsqu'elle parlait anglais que français, et ce, aussi bien par les francophones que par les anglophones.
    En deux mots (ou un peu plus!), W.Lambert a introduit la fameuse méthode du faux-couple (ou locuteur masqué). Cette technique consiste à faire entendre à des sujets des enregistrements sonores en différentes langues ou dialectes. Ce que les sujets ne savent pas, c'est que les extraits sonores sont lus les mêmes locuteurs. Par exemple, Denise Tremblay va lire ou jouer l'extrait en français européen, en français québécois et en anglais, sans que les sujets ne le sachent. Lorsqu'elle est évaluée positivement lorsqu'elle parle anglais ou négativement, lorsqu'elle parle québécois, ce n'est plus Denise Tremblay qui est évaluée mais la langue ou la variété en question. En d'autres mots, on se trouve à neutraliser les facteurs comme le son de la voix, le débit... Ce genre d'études avait bien montré l'attitude négative de tous les sujets, anglophones et francophones envers le franco-québécois.

Autres exemples ou commentaires sur la diglossie:

Diglossie La diglossie, ou une situation diglossique, existe lorsque deux langues coexistent sur un même territoire. Pour certains, la diglossie est une situation nécessairement conflictuelle; pour d'autres, il y a diglossie même si les deux langues n'occupent pas les mêmes fonctions sociales et donc ne sont pas en compétition. [C. Loubier, site du cirral sur l'aménagement linguistique]

Diverses appellations synonymes sont également utilisées sur d'autres territoires géographiques. Les Catalans ont recours au terme normalisation . Il s'agit pour eux de normaliser (au sens de rendre normal) l'utilisation du catalan dans les divers domaines de la vie sociale. Pour les sociolinguistes catalans, la notion de "conflit linguistique " est fondamentale. Il y a conflit linguistique lorsque deux langues nettement séparées par leurs fonctions sociales (situation diglossique) s'affrontent, l'une comme politiquement et socialement dominante et l'autre comme politiquement et socialement dominée. Il n'y a que deux seules issues possibles à cette situation conflictuelle : la substitution dans le cas où la langue dominante fait disparaître l'autre langue ou la normalisation dans le cas où la langue dominée entre dans un processus de réappropriation des fonctions sociales qu'elle a perdues.

Les locuteurs des langues autochtones sont généralement bilingues, le plus souvent avec l'anglais comme langue seconde; les locuteurs unilingues deviennent de plus en plus l'exception. Ce bilinguisme entraîne une situation de diglossie, presque sur la base de la distinction entre langue parlée et langue écrite: communication interpersonnelle et expression de la culture traditionnelle en langue orale vernaculaire, communication écrite ou officielle et participation au monde moderne en langue seconde (français ou anglais). [C. Loubier, site du cirral sur l'aménagement linguistique]

En somme, quand on compare la situation du corse avec celle de certaines autres langues régionales en France, on ne voit pas en quoi le statut particulier de la Corse est venu changer l'ordre des choses. Les corsophones adoptent dans leur île un comportement diglossique: ils se contentent d'utiliser leur langue maternelle pour l'usage privé, le français pour la vie officielle. Dans les faits, le statut d'autonomie actuellement en vigueur ne permet pas de réaliser la promotion de la langue corse dans la mesure où il ne lui procure même pas une reconnaissance juridique. [J. Leclerc, à propos de la situation corse.]

En principe, les enfants arabophones fréquentent les écoles arabes, mais les parents ne sont pas tenus d’envoyer leurs enfants dans les écoles arabes; s’ils le désirent, ils ont le droit d’envoyer leurs enfants dans les écoles où la langue de l’enseignement est l’hébreu. Dans toutes les écoles primaires arabes, on enseigne l’arabe classique et non l’arabe palestinien. L'enseignement de l’arabe comme une langue maternelle en Iraël est compliqué par le problème de la diglossie arabe. Les Arabes parlent la variété palestinienne de l’arabe, tandis qu’on enseigne à l’école l’arabe classique. Autrement dit, l’arabe des Palestiniens d’Israël entre en conflit avec non seulement l’hébreu, mais aussi avec l’arabe classique. [J. Leclerc, à propos de la situation israelienne.]

DIGLOSSIA Current efforts at language preservation seek only to maintain French-Occitan bilingualism, which can more accurately be characterized as diglossia. To follow Ferguson's (1959) formulation, French is the "H" or "high" language, Occitan the "low" or "L," and as such is primarily employed in intimate exchanges, household conversations, and the occasional small country market-place (Ferguson, 234-236). Occitan is also identified with work, particularly manual labor, with men and with livestock, with agriculture, rural existence, and the eldest generation.38 As Sauzet notes, French-Occitan diglossia is manifested in three typified ways: each language's specialized functions, their unequal valorization, and the increasing substitution of French for Occitan.39 [http://tuna.uchicago.edu/homes/marya/MAThesisnotes.html]